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Section I l’invention d’un style 1945-1955 : une gloire fulgurante
– Voyage autour de ma chambre
– Portraits
– Autoportraits
– Horreur de la guerre
– Crucifixion
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Section II : La fureur de peindre 1956-1976 : le Tournant
Les expositions annuelles de Bernard Buffet en février apparaissent toujours comme un événement car leurs sujets et leurs formats provoquent un choc, un malaise, un étonnement. Elles montrent toute une panoplie des procédés que Bernard Buffet peut décliner à l’intérieur de son style personnel: si le graphisme nerveux, l’écriture acérée et l’allongement des corps demeurent, les compositions aux tonalités réduites laissent plus souvent la place à une couleur brillante, à une pâte épaisse et lourde, comme dans « Les Oiseaux »;les coulures des « Ecorchés » rappellent celles de l’abstraction gestuelle; les « Femmes déshabillées » offrent une valeur strictement plastique en noir et blanc; les « Plages » étendent leur graphisme concis et sans couleurs en de difficiles formats allongés; les toiles de « La Corrida » hiératiques et monumentales flamboient tandis que « Les Folles » allient un trait cassant à la violence du chromatisme. À travers ces sujets, Bernard Buffet ne cesse de peindre le même thème, des spectacles qu’il trouve «beaux, proches de la mort, proches de la vie» ou représentant métaphoriquement sa condition d’artiste. Un an après l’enquête qui plaçait Buffet en tête de la jeune école contemporaine, en tant que «peintre de la misère des jeunes après la guerre», les magazines français et étrangers le décrivent comme le « peintre millionnaire de la misère », donnant de lui une image paradoxale. Jusqu’en 1958, la notoriété de Buffet ne faillit pas. Un sommet est même atteint lorsque la galerie Charpentier lui organise une rétrospective, et que le vernissage tourne à l’émeute en raison de l’affluence. On le sollicite pour des campagnes publicitaires, les défilés de haute couture, le jury du festival de Cannes. Les reproductions de la Tête de clown sont diffusées dans le monde entier. Toutefois, plus il est connu du grand public, plus sa réputation auprès des milieux culturels faiblit, et en 1966, il se retrouve au 18ème rang dans l’index de Connaissance des arts.
Paysages de Paris : Dans les années 1940, Bernard Buffet parcourt la ville de musées en galeries ou, sans but, à l’affût de détails. L’exposition des paysages parisiens de 1957 fut une concrétisation de ces déambulations et de ses souvenirs lorsque, enfant, il se promenait avec sa mère. Ces œuvres déshumanisées, d’une géométrie exacte et aux perspectives rectilignes, décrivent les monuments d’un trait noir dans une dominante de gris. Elles ont marqué les écrivains de l’entourage de Bernard Buffet. Cocteau écrit à leur propos: «L’exposition est de premier ordre. Un grand nombre d’images d’un Paris tout nu, écorché vif, lavé des hommes. La preuve qu’un peintre est un peintre, c’est lorsque tout se met à ressembler à sa peinture. Après notre visite chez David (le soir tombait) je voyais la ville avec l’œil de Bernard.».
La présentation du «Muséum de Bernard Buffet» incarne sans doute l’une des manifestations les plus singulières du peintre qui transforme la galerie David et Garnier en cabinet de curiosités. Squelettes de poissons, insectes épinglés et oiseaux empaillés sont alignés en une multitude de portraits, révélant l’inclinaison durable du peintre pour les sciences naturelles. «La passion des insectes m’a pris quand je suis entré en sixième au lycée Carnot à Paris. Je la dois à mon professeur de sciences, Jean Roy ; le jeudi, il m’emmenait au Muséum». Il réitère dans ses toiles des compositions antérieures, à la fois géométriques et épurées, où les animaux sont strictement circonscrits par les dimensions des châssis. L’attachement plus général de Buffet à la peinture animalière, esquissé dès son exposition « Bestiaire» à la galerie Visconti en 1954, durera jusqu’à la fin de sa vie.
Si l’on retrouve le visage et le corps d’Annabel dans toute l’œuvre de Bernard Buffet, l’exposition qu’il lui dédie en 1961 est sans doute l’expression la plus manifeste de leur relation: dix-huit portraits, tous de même dimension et proposés au même prix à la galerie David et Garnier. Qu’il la représente en robe du soir ou en blue-jean, de face ou de profil, Buffet s’approprie ses traits et épuise une nouvelle fois le sujet qu’il choisit.
En 1965, Buffet présente une vingtaine de monumentaux «Ecorchés». Il ne respecte pas les structures anatomiques classiquement représentées dans les livres de sciences naturelles mais transforme les corps en êtres hallucinés. Dans un gigantisme qui élimine l’anecdote, il dépouille ses figures de tout accessoire et de toute identité. Dans ces tableaux, il abandonne l’habituel cerne noir pour explorer la couleur et la matière, deux aspects dont on souligne rarement la qualité. Les tons incandescents sont un premier choc; du rouge sang au jaune soufre, l’artiste empâte ses couleurs pour balafrer la chair. Cette présence physique s’oppose à l’anonymat des figures, au point qu’il advient un langage autonome. Mais chez les visiteurs de la galerie David et Garnier, c’est l’effroi qui l’emporte. Ces œuvres ont soulevé l’indignation d’une partie de la critique qui n’y voit qu’une tentative facile de scandaliser le public.
La Corrida : Grand amateur de corridas, Buffet choisit d’y consacrer les sept peintures de son exposition de 1967. Comme à son habitude, il choisit précisément différentes phases de ce spectacle qu’il détaille. Si toutes les peintures ont pour objet central la figure du taureau noir, symboliquement sanglant et marqué au fer rouge des initiales de Bernard Buffet, la scène est prétexte à une luxuriance de couleurs, un choc entre des tonalités de rose, de vermillon, de vert et d’indigo. Buffet élève ce cérémonial qu’il trouvait « d’une beauté religieuse » au rang de la peinture d’histoire faisant appel à des schémas de composition anciens. Selon un rythme et un ordre rappelant l’art roman, les personnages grandeur nature sont organisés en différents plans, en buste, en pied. Leur hiératisme et leurs visages figés contrastent étrangement avec leurs costumes bigarrés.
L’exposition de 1966 diffère fortement de la précédente. Les couleurs incandescentes des «Ecorchés» ont laissé la place à des figures féminines monumentales, inexpressives, blanches, rehaussées de gris-beige ou bleuté, sur un fond noir. La rigueur géométrique des lignes qui enserrent leurs formes est déroutante, confèrant à ces femmes une valeur plastique pure, bien que l’artiste se défende de toute tendance abstraite. Autre paradoxe de cette peinture : faire jouer le rôle utilitaire de porte-objets de désir à des Olympias, «Eves médiévales» (Cocteau) ou Trois Grâces. A sa manière, Bernard Buffet portraiture la femme moderne et déshumanisée des affiches publicitaires des années soixante. Jamais il ne fut plus proche de l’image de la femme diffusée « dans les assemblages des pop’ artistes et dans les films de Godard. Buffet n’est pas le seul sur son sujet. Mais il est le seul à oser le peindre », comme le relève un journaliste.
« Il faut refaire dix fois, cent fois le même sujet » recommandait Edgar Degas. Fidèle à ce précepte, Buffet peint en 1967 six toiles monumentales ayant pour thème «Les Plages». Ce sont celles de Saint-Cast en Bretagne où le peintre passe ses étés depuis l’enfance et qui sera sa résidence de 1964 à 1970. Le lien de l’artiste à ce lieu se manifeste dès ses premières toiles des années 1940 mais avec cet ensemble, Buffet « fait de la démesure sa mesure » : certaines dépassent sept mètres de long et l’ensemble recouvre entièrement les murs de sa galerie, restituant l’ambiance d’un panorama. Les corps uniformes s’ordonnent selon un catalogue de poses aussi artificielles que le point de vue adopté. Sans érotisme mais avec humour, Buffet joue sur les raccourcis et les angularités avec une simplicité graphique qui laisse à penser que les plages de Saint-Cast, dont il ne peut pourtant se passer, ne sont qu’un prétexte à orchestrer des lignes et des volumes.
En 1971, l’exposition de février à la galerie Maurice Garnier a pour thème «Les Folles». Buffet plonge dans les bas-fonds de Pigalle pour en portraiturer sa dynamique morbide. Si l’univers des cabarets et de la prostitution a déjà été traité, par Toulouse-Lautrec notamment, la violence qui se dégage des « Folles » le rapproche d’Otto Dix. Les corps pâles se détachent d’une composition dominée par des couleurs chaudes, propres au décorum des maisons closes. L’espace est saturé de figures grotesques, harnachées et fardées à outrance. Leurs poses reflètent l’ennui ou l’hébétude. On retrouve également le thème des vanités sous la forme de crânes. La tension qui se dégage du trait et les audaces dans les accords et contrastes de couleurs ont fait dire à la critique de l’époque que Buffet revenait à ses outrances expressionnistes et à ses obsessions.
Pendant trois années consécutives en 1974, 1975 et 1976, Bernard Buffet présente des paysages paisibles, prenant une nouvelle fois les critiques à contre-pied. Une certaine presse salue cette manière postimpressionniste où Vlaminck et Utrillo sont convoqués. À première vue, ces toiles évoquent la peinture montmartroise, et cette forme anachronique se situe à l’opposé des concepts artistiques de la modernité des années 1970. Le caractère kitsch de ces vues de cartes postales a masqué la prouesse technique des perspectives vertigineuses, le systématisme du trait, leur ambiance anormalement dépeuplée, et surtout le rendu virtuose d’une lumière totalement réinventée, les toiles ayant été peintes dans l’isolement de son atelier de Villiers-le-Mahieu la nuit, à la lueur des lampes électriques.
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Section III : Mythologies : 1976-1999, L’exil
En 1977, surprenant le public après trois années de peintures de paysage, Bernard Buffet renoue avec les grands thèmes en présentant « L’Enfer de Dante ». Il revient donc, dans une position très consciente, défendre le maintien de la narration dans la peinture. Par le biais de grandes séquences monumentales issues de ses lectures de jeunesse, il entremêle en plusieurs séries mythes, éléments autobiographiques et histoire de la peinture. Les héros qu’il choisit de dépeindre, Dante l’exilé ou Nemo le reclus volontaire, sont des autoportraits. Convoquant Caspar David Friedrich, Eugène Delacroix, François Clouet ou Léonard de Vinci, il renouvelle son style à chaque présentation annuelle: « L’Enfer de Dante » reprend la manière graphique de ses débuts, « Vingt mille lieues sous les mers» l’illustration du XIXème siècle. Une tension naît du paradoxe entre cette peinture référentielle et un anti-intellectualisme qui le rapproche souvent des artistes du Bad Painting américain.
La période est marquée par de grandes rétrospectives à l’étranger : à Kassel, Saint-Pétersbourg, Moscou et surtout au Japon, qu’il considère comme sa seconde patrie depuis qu’il y a un musée. Il est membre de l’Institut, il bat des records en ventes publiques, en 1999, il est, pour le magazine Paris Match, une des figures qui ont marqué le siècle. Pourtant, malgré cela, ses expositions sont peu relayées par la presse, aucun grand musée français ne lui achète ou ne présente ses œuvres. Bien qu’il soit comparé ici et là à des artistes pop ou de la figuration narrative, bien que Warhol le considère comme un grand peintre, il reste, à cette époque, un artiste « à côté », impossible à placer dans une histoire de l’art contemporain en train de s’écrire.
Se renouvelant encore pour l’exposition de février 1977, Buffet propose en sept formats monumentaux (les plus grandes toiles font 6 m de long) plusieurs visions de L’Enfer de Dante. Comme à son habitude, il choisit avec méthode les chants de La Divine Comédie : Les Damnés pris dans les glaces, L’Homme à la tête coupée, Les Harpies. Les scènes devant lesquelles le spectateur est invité à déambuler, comme dans les panoramas du XIX ème siècle, sont d’une grande violence. Avec des tonalités de gris et d’ocres et un graphisme dur, il renoue avec la manière des œuvres du début et le thème en accord avec la désespérance qui correspond à son image. Les figures de Dante et Virgile sont conformes à la tradition iconographique, depuis Raphaël jusqu’à Delacroix, le décor est emprunté aux toiles de Caspar David Friedrich (L’Arbre aux Corbeaux, La Mer de glace), les Damnés à Luca Signorelli. Comme souvent, les références historiques se mêlent à des éléments autobiographiques car il prête son propre visage et celui de ses proches à plusieurs damnés.
Au milieu des années 1970,alors qu’il réapparaît après plusieurs années de réclusion à Villiers-le-Mahieu, Bernard Buffet étonne par sa transformation physique. Il se peint à cette époque en gaucher, reprenant l’expression ricanante et moqueuse de ses premiers autoportraits, avec une longue barbe, et à la lumière d’une ampoule blafarde car il travaille la nuit.Quelques années plus tard, en 1981, il propose pour son exposition annuelle une galerie d’autoportraits monumentaux réinventés, dans lesquels il se représente le visage émacié, en Hamlet, en costumes d’époque qui rappellent les peintures de Clouet, ou adoptant des attitudes maniérées. Il se désigne parfois, lui, le peintre, d’un geste de la main.
En 1989, Buffet réalise dans son domaine de la Baume un ensemble monumental, «Vingt mille lieues sous les mers». Grand lecteur de Jules Verne, il puise l’inspiration chez cet auteur très populaire, dont les romans appartiennent à l’imaginaire collectif. Buffet élève la figure du capitaine Nemo au niveau de Dante ou de Don Quichotte. Comme l’intérieur du Nautilus peint à l’image du salon de la Baume, les représentations de Nemo peuvent se lire comme autant d’autoportraits de l’artiste qui se considère aussi comme un marginal. Par le hublot du sous-marin, on aperçoit le musée imaginaire du peintre qui, dans un geste vitruvien, donne la mesure de son monde pictural : poissons, mollusques et raies de ses natures mortes et de son « Muséum ». Entre inspiration populaire et références à l’histoire de l’art, Buffet réutilise les illustrations d’Alphonse de Neuville et Edouard Riou
pour la première édition du roman en 1869. Plus encore que la peinture d’histoire, les spectateurs voient dans ces toiles une éclatante similitude avec la bande dessinée. Les positions et les gestes figés des personnages sont chorégraphiés pour permettre une étrange narration visuelle, à la fois colossale et anachronique.
A l’issue de son quatrième séjour au Japon, Buffet décide de travailler simultanément sur deux thèmes pour son exposition annuelle de 1988 : les «Sumos» et le «Kabuki». C’est toujours dans un rapport à la tradition que Buffet aborde le Japon. On reconnaît sa fascination pour les formes immuables fixées dans l’instant lorsqu’il peint le cérémonial des gestes. Il monumentalise les acteurs de théâtre kabuki, dans ces très grands formats qu’il affectionne, et les réduit à leur strict personnage, en deux dimensions, par son dessin affirmé et l’utilisation couleurs franches. Comme pour son exposition sur le «Cirque» en 1956, Buffet propose une nomenclature des différents personnages d’un spectacle, tous mis à distance dans un livre d’images monumental que vient conforter son graphisme évoquant celui de la bande dessinée.
Clowns musiciens: Bernard Buffet renoue avec le thème du cirque plus de trente ans après son exposition de 1956 à la galerie Drouant-David. Entre-temps, l’artiste a réalisé de multiples portraits de clowns devenus aussi populaires que critiqués, diffusés que raillés. Pour cet ensemble, il n’est pas question de refaire une typologie des métiers du cirque : plus de trapézistes ni de jongleurs, Buffet se limite à la figure du clown musicien et le décline comme autant d’épouvantails pris dans une pantomime burlesque. Ces toiles insolentes et féroces semblent avoir été créées comme une provocation à l’égard des détracteurs du peintre qui pousse toujours plus loin la caricature de son propre travail. Pour preuve, la réutilisation en arrière-plan du papier peint et des rideaux présents dans ses toiles des années 1950. Ce spectacle pathétique rend sans doute compte du regard hostile de Buffet sur le monde. Cette autodérision est celle d’un esprit libre, que l’on pourrait rapprocher de l’esthétique punk.
L’ensemble des «Terroristes» s’enracine dans la production parfois très violente de l’artiste qui se penche avec récurrence sur le thème de la guerre et son absurdité sacrificielle («Horreur de la guerre», «L’Empire ou les plaisirs de la guerre»). Ces tableaux de chevalet ne s’affilient cependant, pas à la peinture d’histoire ; ils offrent un cadrage nouveau qui ne laisse entrevoir que les jambes, les mains ou les visages masqués de terroristes qui gardent un anonymat de circonstance. Le point focal se situe davantage dans le recensement minutieux de l’attirail des criminels, cibles, pistolets- mitrailleurs et armes de poing, déclinés comme autant de natures mortes. La vanité de ces compositions armées parsème l’ensemble de son œuvre depuis la Nature morte au revolver de 1949. Cependant, la violence du sujet n’est pas exempte d’un certain humour noir. Cette ironie, affranchie de toute revendication pacifiste, est véhiculée par les titres des œuvres et leur exécution proche de la bande dessinée. Ironie toujours, si l’on songe à la réception du travail de Buffet qui, s’estimant victime d’un terrorisme culturel, décide de placer lui-même des cibles sur ses œuvres offertes à la critique assassine.
Le vernissage de l’exposition «Mes singes» en février 1999 est le dernier auquel Buffet assiste. Le peintre propose à travers plusieurs dizaines de toiles une nomenclature simiesque (chimpanzé, gorille, orang-outan, hurleur, macaque, etc.) qui se révèle être une galerie de portraits habités d’un sentiment de tristesse ou de déception, rappelant les figures de clowns. Etrangement humains, ils posent eux- mêmes un regard sur le spectateur, revisitant ainsi les singeries de Chardin. Des références auxquelles s’oppose une facture caractéristique des dernières productions de l’artiste. Tous sont soumis à la même économie de couleurs (gris, blanc, ocre et noir). La peinture est tantôt travaillée au doigt, tantôt avec le manche du pinceau. Une énergie créatrice ressort de ces œuvres dont les éclaboussures de peinture et le style grossier peuvent évoquer le Bad Painting apparu dans les années 1980.
Lorsque Bernard Buffet met fin à ses jours à Tourtour, vingt-quatre toiles numérotées ayant pour thème «La Mort» sont dans l’atelier, prêtes pour la prochaine exposition. Masculins ou féminins (parfois les deux), ces personnages anachroniques en costumes de la Renaissance ont d’abord été peints vivants, puis Buffet les a peu à peu écorchés de façon à ce qu’apparaisse le squelette, jusqu’à les transformer progressivement en transis. La peinture de Buffet a souvent été qualifiée de « gothique », un gothique médiéval où l’on apprend l’art de bien mourir. En réalité, les squelettes de cette danse macabre, alignés comme des cartes de tarot, sont des personnages bien vivants qui, libérés des convenances, jettent sur le monde un regard sarcastique et jubilatoire. Dans le style
impertinent qui caractérise ses dernières années et qui a pu être rapproché de celui de Jean-Michel Basquiat, Buffet nous livre en guise de testament, une synthèse mêlant ses thèmes iconographiques (le bestiaire) et ses procédés de composition (figures verticales, carrelage), son trait brillant (parfois posé au doigt ou directement du tube), son chromatisme raffiné.
Gravures : Usant dans ses peintures d’un graphisme aigu, de lignes noires et d’une palette restreinte, Buffet ne pouvait que s’intéresser à la dureté et à la force de la gravure.
Son travail sur cuivre est admiré par la critique dès la parution des Chants de Maldoror en 1952. Son répertoire iconographique est celui de la peinture : portraits stylisés, paysages de Provence, bestiaire. Plus encore que dans les toiles, la surface est hachurée, griffée. Puisant son inspiration dans des livres qui le touchent, il renouvelle d’une manière très variée le rapport du texte à l’illustration.
Dans La Voix humaine de Jean Cocteau, le graphisme serré remplit la page d’une manière étouffante, la taille fluctuante des caractères figure les changements de ton et recouvre parfois l’image.
Toxique de Françoise Sagan, offre de grandes plages de blanc pour les corps et les objets traités de façon elliptique pour exprimer son angoisse du vide et de la solitude.
Le carnet d’esquisses pour l’édition en 1954 de la suite d’eaux- fortes La Passion du Christ, relève comment chaque épisode est soigneusement sélectionné, ainsi que des essais de graphisme et de placement de la typographie.
Notes :
Ne jamais emmener un enfant ou jeune adolescent déjà enclin à la mélancolie à une exposition de Bernard Buffet, sous peine de gêne et angoisse profonde. Cependant, c’est justement dans cette sensation que les peintures de Buffet prennent tout sens. C’est dans ce moment où, face à la toile, mes yeux fuient vers la silhouette qui m’entoure. Est-elle choquée ? Ce n’est pas la mort en tant que pulsion qui s’exprime dans ces oeuvres. Pas de pulsion de mort, ni de pulsion de vie. La vie, comme la mort sont sur le même plan, le sujet n’a pas à être décomposé, il est d’emblée à l’état anorganique. Pas d’évolution possible, pas d’horizon, pas de perspective, dans la composition comme dans la portée de ces cadres. Que les couleurs soient exacerbées ou éclipsées, c’est cette même sensation d’immobilité, d’inertie, de vide qui s’en dégage. Tout est mis à distance, tout nous met à distance. Et pourtant sur près d’un demi siècle, bien que les thématiques et la pâte des oeuvres se renouvellent comme en série, le coup de pinceau de Bernard Buffet est reconnaissable en chacune des oeuvres présentées. Une seule oeuvre étonne dans cette rétrospective.
Une oeuvre sans horizon mais avec une épaisseur, des dégradés. Une oeuvre qui joue sur la matérialité de la couleur. La mer y est à la fois écorce à la fois nuages et vice-versa. Les jeux de lumière créent une profondeur bien que toute perspective soit bannie. Bien que le tableau ne porte pas d’espoir, il ne nous exclue pas, tant est tant qu’on s’étonne d’y retrouver le fer de l’artiste en bas à gauche du tableau, comme une saignée dans l’écorce du tableau, comme des roseaux dans l’eau ou comme un écho, une ombre de la bande nuageuse qui en barre l’horizon.