ZAO WOU KI-PHRASES * MIQUEL BARCELO-APRES LE DELUGE* IRVING PETLIN-ENFANCE

Je crois avoir compris ce que j’aime dans la peinture. Je crois avoir saisi la chose commune à toutes les toiles qui m’attirent. Ce fil d’or qui les relie et qui donc, définirait peut-être l’ébauche d’une esthétique. J’aime ce moment où la couleur la plus forte semble sur le point de disparaître; ce moment où, alors que l’image parait translucide, et qu’elle brille d’une aura vaporeuse ou liquide, sombre ou lumineuse, s’entrouvre soudain une faille. Un trait qui semble déchirer la toile, comme une fissure qui rongerait la surface d’un lac et en ferait entrevoir les tréfonds, ou un mot, arraché au silence. Et vice versa, j’aime ce moment où, perdu dans les roches et les décombres de la matière, s’entrouvre soudain un nouvel horizon, comme un point où l’espoir s’en vient luire et fuir. Rien d’original à cela. C’est un héritage du plus commun romantisme.

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« J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse »

Arthur Rimbaud

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J’aime tout de Zao Wou Ki, de sa simplicité à son lyrisme le plus exalté.  J’aime son amour pour les mots, sa palette et jusqu’à son sourire. J’aime qu’il m’ait fait redécouvrir Rimbaud quand j’avais 18 ans. J’aime ses petites pattes de mouches, ses idéogrammes et ses aplats de couleurs. J’aime ce qui déséquilibre certaines de ses toiles et ce qui rend à d’autres leur profonde sérénité. Je crois que j’aime l’aimer en toute contradiction. J’aime ses toiles et ses triptyques torturés, j’aime aussi ceux où la couleur disparaît dans un silence mystique. J’aime ces petits tas de peinture qui s’accumulent à certains endroits de la toile, et cet horizon « vide » et pourtant coloré, que la toile, infiniment, réserve bien souvent. J’aime ses encres qui pourraient être celles d’un poète mais aussi son humour et sa faculté de rêver qui pourraient être ceux d’un enfant. J’aime ce moment où l’encre a été comme bue par le papier et tous ces petits « accidents » où semble se dérober une histoire. J’aime ces tâches d’eau qui dissipent encre et peinture et ces tâches de peinture, qui donnent du relief à ses plus liquides aquarelles.

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J’aime qu’il ne nomme pas systématiquement ses œuvres et que celles-ci ne soient bien souvent qu’un numéro, une date ou un lieu. Je me dis parfois que chacune d’elle pourrait être, d’une façon ou d’une autre, une page du journal intime de celui qui la contemple. J’aime imaginer que ses œuvres m’entourent. J’aime penser qu’elles seraient un horizon possible. J’aime ce qui, chez lui, me parle de ce que je ne connais pas en moi. J’aime enfin cette danse et cette voix qui semblent s’élever dans le silence de la toile. Ce ne sont pas des images, mais un état intérieur, un jeu de métamorphoses ou des méditations. Quant à Zao Wou Ki, je ne le vois pas seulement comme un peintre, mais comme un chercheur, peut-être un sage en quête d’essentiel, un enchanteur, un confident, qui aurait su mettre à nu et faire apparaître, au sein des pensées les plus intimes et des sensations les plus profondes, et la matière et la lumière.

« Peindre, peindre,-Toujours peindre- Encore peindre-Le mieux possible, le vide et le plein-le léger et le dense-Le vivant et le souffle » disait-il.

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« Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images. »

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J’ai rencontré Miquel Barceló au bord du Lac Jaune, quelque part, dans les collections privées d’un musée parisien.

Autour de moi, il y avait alors plein d’autres paysages, plein de portraits. Ils rentraient tous parfaitement dans leur cadre. Ils flattaient l’œil et contentaient l’esprit. Je les trouvais beaux.

Je passais devant.

Et parmi ces merveilleuses images qui ne m’arrêtaient pas, ce lac où j’ai dû me noyer. Il avait ce je ne sais quoi d’acide ou plutôt d’amère et comme un arrière goût de pétrole et de soufre. Le paysage y était lunaire et, au sein de ces cratères, au creux de ces âpres rivages, le lac brillait…

Peut-être par son absence.

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La lune y était-elle tombée ? Seuls les reflets des quelques silhouettes qui l’entouraient en indiquaient encore la présence. Et leurs ombres se miraient sur le torchis comme des idéogrammes qu’un musicien aurait disposés au gré d’une mélodie inconnue. Le lac jaune et ses questions inouïes que seules les pierres semblent pouvoir entendre. Le lac jaune, sur lequel les plantes se courbent à la recherche d’un reflet que l’eau, trop assoiffée, a déjà englouti ; le lac jaune où les animaux, acheminant sur leurs dos tout le poids de l’existence, viennent s’abreuver. Quant aux femmes qui s’y dirigent nonchalamment, elles portent sur leurs têtes des cruches en terre cuite, comme un cratère de lune en offrande au soleil. Et tel un mirage déjà consumé, leurs silhouettes s’effacent à chaque pas…

« Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.

Car depuis qu’ils se sont dissipés, – oh les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! – c’est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons »

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Si Rimbaud a voyagé vers l’extrémité orientale de la corne africaine, jusqu’au Golf d’Aden, c’est au Mali que Barceló réalisa ces quelques toiles qui me touchent tout particulièrement. Dans l’Adieu, d’une Saison en enfer, Rimbaud écrivait:

  « Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ».

Barceló est rendu au sol et il travaille corps à corps avec la réalité rugueuse. Mais ni échec, ni frustration, ni même jugement dans sa démarche. La peinture n’est pas pour lui le mensonge que la poésie fut au poète lorsqu’il lui dit adieu. Sous les soleils du Mali, l’art n’est plus un mensonge, car si elle est un mirage ce n’est pas en tant que leurre mais en tant qu’expérience et impact du vécu.

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Barceló raconte qu’en arrivant en Afrique c’était « étrange. Au début, j’ai essayé de dessiner. J’étais sans repères. Après quelques heures, on commence à distinguer les traces d’un chameau, d’un scorpion. On imagine tous ces grands royaumes passés, engloutis sous le sable. Une dune se forme comme une vague… Avant cela, ma peinture était chargée. D’un coup, ce fut le dépouillement. J’y ai appris un nouvel alphabet. »

Ces silhouettes qui ne peuvent que s’effacer, ces paysages qui, engloutis, n’apparaissent que par l’évidence de leur disparition, ne sont pas vécus comme une fatalité, mais comme un nouveau jour, un nouveau souffle… Depuis, Barceló revient régulièrement au Mali. «  Je n’ai jamais ri nulle part dans le monde comme là-bas.. »

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Chez Barceló, la « réalité rugueuse » côtoie une aspiration idéale et insaisissable et on retrouve ici aussi « cette dualité qui parcourt tout son œuvre, à la fois une notion d’affrontement et un rapport très charnel à la matière, très organique et en même temps cette façon d’épouser et de faire naître, de matériaux informes, une image, un motif, son propos, comme une œuvre sortie du chaos. » Rendu au sol, Barceló travaille par terre. On retrouve dans l’ordonnance de ses tableaux, dans les espaces vides qu’ils ménagent, dans le positionnement central du lac jaune et même dans les pots de terre que les frêles silhouettes féminines portent sur leur têtes, cette figure circulaire d’un vide central, lieu ultime de la création : « J’aime bien cette image de l’atelier comme grand vide central, surtout parce que je travaille par terre ».

 

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J’ai rencontré Miquel Barceló aux bord du Lac Jaune, quelque part, dans les collections privées d’un musée parisien.

Je ne passai pas.

J’ai souri…

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S’il y a un peintre inextricablement lié à mon enfance, c’est bien Odilon Redon. Je l’ai toujours aimé, avec l’étrange sensation qu’il reflétait tous les rêves et toutes les histoires que j’aimais tant me conter alors. Si enfant, j’avais su dessiné, il me semble que j’aurais peint du Redon. Il était si proche de moi, que je l’aimais sans pouvoir l’admirer.  Ses tableaux me contaient une légende familière et magique, un peu comme l’histoire que je réclamais chaque soir à ma mère, celle de la princesse Bouton d’or, qui vivait dans les pétales de la grande tulipe rouge.
« Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d’une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s’amassaient sur la haute mer faite d’une éternité de chaudes larmes. »
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C’est pourquoi peut-être, les toiles d’Irving Petlin attirèrent tout de suite mon attention. J’y reconnus Redon et son reflet m’y plut. Et je me pris à l’admirer avec lui. Cependant, je perçus également chez Petlin, une altérité et une harmonie mystérieuses, qui me parlaient d’ailleurs et qui pourtant semblaient prendre racine en moi. Contrairement peut-être à Redon, Petlin dépassait l’anecdote. La légende, par l’ordonnance  géométrique de son rendu et certaines figures, s’ancre profondément dans notre réalité; quant à la réalité, elle semble transcendée par les coloris, par le souvenir et la force d’un merveilleux imaginaire.
« Whatever your life story, it is part of a larger history— this is what Petlin recognizes and is perhaps why he suppresses the personal or anecdotal: he feels there is a bigger story to tell. »
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« A bigger story to tell »…Il ne me racontait pas d’histoire ou plutôt il ne se contentait pas de ne m’en raconter qu’une. La facture de la peinture semblait déjà être une histoire à part entière.  Héritage artistique, monde contemporain,  étude géométrique, ou exploitation sensorielle voire spirituelle de la couleur ; ses tableaux formaient des palimpseste sans en avoir l’épaisseur. Ils ne présentaient pas de formes finies mais seulement des formes naissantes ou périclitantes ; pas de couches superposées mais un doux jeu d’ombrages et de translucidité. Le pastel c’est la douceur de l’apparition et l’impossible retour en arrière, c’est comme l’éphémère beauté d’un vol de papillon.
 « Sometimes there is no form under the hovering hand, no  contour, no shape, but a crying out for a color to land and  spread like a cloud. …It is here that pastel is unique, softly  spreading, bleeding to a nothingness undefined by boundary.  The opposite happens when a sharp line of color is called  for. The… stick must then draw an insistent, confident color  line…one shot only, no second chance (…) « Even when cross-hatching one color through another in swift movements, you can see the submerging color still holding its own, recognizable as an echo of itself ». »
 
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« les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, — la fille à lèvre d’orange »
Dans une interview filmée, Irving Petlin précise que le moteur de ses œuvres est l’échelle qu’il leur impose. Sur cette archive, on peut le voir travailler avec une règle et découper la toile en de mystérieuses lignes et figures géométriques. Il procède toujours ainsi. Il se met au pastel chaque été et lance plusieurs œuvres en parallèle. Dans son atelier se dressent ainsi, « comme des soldat » toutes les œuvres qu’il commence et poursuit simultanément.  Tant que l’échelle fonctionne, la toile peut se développer et prendre vie. Outre cet agencement interne qui en est la condition sine qua non, le peintre se base également sur des matériaux externes (la référence à Redon par exemple) et des outils pratiques mais parfois quelque peu « magiques » comme l’utilisation que Petlin fait de la couleur, qu’il ne peut expliquer mais qui rejoint pour lui quelque chose de « spirituel ». Et il précise:
« There is no ‘pure art’ unconditioned by experience, all fantasy formal construction, even the scribbling of the hand, are shaped by experience and by non-aesthetic concerns »
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S’il travaille dans son atelier, s’il ne travaille pas selon la nature, si ses tableaux germent avant tout dans son esprit, il ne veut pas faire violence à son spectateur, il veut l’envelopper, l’inclure, l’inviter, et semble d’ailleurs le réfléchir. Redon multipliait les « images dans les images » : les paraboles et les allégories. Il nous présente des icônes vivantes. Celles de Petlin serait plutôt des icônes-souvenirs qui s’effacent et se fondent dans l’immensité de ses fresques géométriques et urbaines, faites d’impression et de jeux de construction, de failles et d’équilibres harmoniques. Ce n’est pas une image dans une image, mais déjà une histoire au sein même de l’image, ou peut-être même l’histoire d’une image. La toile est porteuse de mémoire, elle est portée par des lignes et des figures qui appartiennent déjà à une histoire. L’image semble brisée mais ce sont pourtant ces failles mêmes qui donnent leurs échelles aux tableaux.
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En me baladant dans les œuvres de Petlin, je suis tombée sur une série de peinture à huile qui m’évoquent Gustav Klimt autant qu’Odilon. Le fond et la palette semblent klimtienne mais les figures et l’écho fictionnel m’évoquent encore Redon. Ensor à Jerusalem (1989), Révolution pastorale (1979), Face à ces toiles, où le temps semble figé dans des limbes d’or, je songe aussi à ces vers extraits des Illuminations et plus précisément du poème Enfance d’Arthur Rimbaud :
« Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant.
Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l’allée dont le front touche le ciel.
Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts.
L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant. »
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Petling affirmait que : « The crystalline structure of the brilliant color against the paper’s light-throwing capacity creates a particular kind of space—a universe “huge,” on a surface “small.”
Je vois dans ses toiles l’écho de toutes les autres que j’aime. Il a gardé de Redon cette faculté d’emprisonner les rêves et de capturer leur mystère. Il a gardé de Redon cette faculté de suggérer l’indicible dans une harmonie et un équilibre que rien ne parait pouvoir ébranler. Dans cette série, il semble également avoir gardé de Klimt la beauté, la précision et la détresse de l’ornement. Et ces moments où la toile apparaît, vierge encore sous la peinture me rappellent les aquarelles de Schiele. Il n’y a peut-être pas de rapport entre l’œuvre de Petlin et ce que j’y vois, ce que cela m’évoque, mais celui-ci laisse assez de mystère, assez d’inconnu et assez d’harmonie pour que le spectateur y projette ce qu’il est, ce qu’il connait et ce surtout qu’il aime.

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L’art du pastel de Degas à Redon, Petit Palais

 

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AVANT LE RENOUVEAU DU PASTEL
Si l’art du pastel connaît son âge d’or au XVIIIe siècle, comme en témoigne le portrait par Élisabeth Vigée-Lebrun d’une jeune princesse russe, il bénéficie dans le dernier quart du XIX° siècle puis au début du XX° siècle d’un véritable renouveau.
Cette première section présente des tentatives variées et décisives dès les années 1840. John Lewis Brown et Norbert Goeneutte s’inscrivent dans la tradition du XVIII° siècle, une période alors très en vogue auprès des amateurs d’art. Jean-François Brémond, Auguste Leloir, Charles-Raphaël Maréchal et Ferdinand Humbert obtiennent une certaine notoriété grâce à leurs études réalisées pour de grands décors religieux ou civils.
La nouveauté du médium offre une alternative séduisante à la classique peinture à l’huile. D’œuvre d’agrément ou d’esquisse, le pastel devient progressivement une création autonome, appréciée des artistes romantiques comme Léon Riesener ou du sculpteur et dessinateur Jean-Baptiste Carpeaux.
La création de la Société de pastellistes français en 1885, la construction d’un pavillon des pastellistes pour l’Exposition universelle en 1889, ainsi que le soutien de grands critiques d’art tels qu’Octave Mirbeau et Félix Fénéon, permettent à cette technique de s’imposer pour elle-même
LE PASTEL NATURALISTE
Désireux de sortir de l’atelier pour aller au contact de la nature, les paysagistes Félix Bouchor, Alexandre Nozal et Iwill s’emparent du pastel, un matériau léger et peu encombrant, ne nécessitant ni préparation ni temps de séchage, pour dessiner sur le motif.
En quête d’une vérité dans la transcription du réel, ils trouvent là une technique parfaitement adaptée à la notation des variations atmosphériques ou des changements de lumière.
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Dans la lignée de Jean-François Millet, Léon Lhermitte importe dans l’univers convenu du pastel des sujets empruntés au monde rural et aux travaux des champs. En associant cette technique au réalisme flamand du XVIIIe siècle plutôt qu’aux mondanités, il prouve les qualités des bâtonnets de couleur à reproduire les effets observés dans la nature.
Plus largement, le médium est utilisé pour tous les sujets de la vie moderne, scènes populaires ou intimes, qui réclament un traitement neuf, simple et spontané. Albert Bartholomé, Pascal Dagnan-Bouveret, Louise Breslau et Pierre-Georges Jeanniot réalisent des portraits intimistes, traités avec dépouillement, sobriété ou austérité, tandis que Fernand Pelez ou Théophile-Alexandre Steinlen, protagonistes d’un naturalisme social et observateurs caustiques de la « comédie humaine », portent un regard sans concession sur les « petites Parisiennes », danseuses ou midinettes, de la Belle Époque.

LE PASTEL IMPRESSIONNISTE

Pour traduire des sensations instantanées, le pastel s’impose comme une évidence auprès des artistes impressionnistes, bien que sa pratique reste secondaire pour nombre d’entre eux. Les œuvres conservées au Petit Palais constituent un remarquable éventail qui, d’Edgar Degas à Mary Cassatt et de Paul Guillaumin à Paul Gauguin, sans oublier Berthe Morisot et Auguste Renoir, offre une synthèse cohérente du pastel impressionniste. Cet ensemble contribue à mettre en lumière une production graphique que les critiques d’art ont longtemps dédaignée au profit de la peinture.
Matériau idéal pour travailler en plein air, le pastel s’accorde parfaitement à leur esthétique, celle de la suggestion du mouvement, des vibrations d’une touche rapide, du rayonnement des couleurs et des effets de lumière. Avant tout paysagistes, les artistes impressionnistes ne délaissent pas pour autant la représentation humaine, pourvu qu’elle soit rendue dans la vérité du quotidien.
Degas décrit sans complaisance les danseuses ou les membres de son entourage tandis que Cassatt multiplie les figures d’enfants avec tendresse et sensibilité. Portraits d’un genre renouvelé et plus libre, ces œuvres rendent compte d’un art de l’intime, des cercles familiaux et amicaux

 

LE PASTEL MONDAIN

Dans la société de la fin du XIX°siècle, le portrait mondain traduit le goût d’une élite aristocratique et bourgeoise, sensible au charme et au raffinement du pastel, et offre aux artistes des perspectives commerciales.
Dans la lignée de James Tissot, Albert Besnard et Jacques-Émile Blanche s’affirment des pastellistes et portraitistes virtuoses pour évoquer l’élégance parisienne. En multipliant les grands formats, ils prouvent que le pastel n’a désormais plus rien à envier à la peinture.

 

Charles Léandre et Marcel Baschet représentent avec un certain académisme les officiels et notables de leur temps. De la figure sensuelle d’Antonio de La Gandara aux effigies contemplatives de Victor Prouvé,ce matériau est particulièrement adapté au rendu des carnations féminines, auxquelles il confère un aspect poudré et velouté, et aux effets de
matières.
Les nus fantaisistes de Pierre Carrier-Belleuse ou ceux plus audacieux d’Alfred Roll contrastent avec les modèles traditionnels et témoignent d’une grande liberté d’inspiration.

 

De nombreuses femmes artistes, telles Émilie Guillaumot-Adan et Claude Marlef, s’emparent également de cette technique, plus accessible et moins coûteuse que l’huile, et privilégient les scènes de genre et les portraits décoratifs de mondaines ou d’intimes.

LE PASTEL SYMBOLISTE

Le pastel est utilisé avec une prédilection particulière par les peintres symbolistes, à la fois pour ses couleurs, aux harmonies souvent étranges, comme dans les nus monumentaux de Lucien Lévy-Dhurmer, et pour sa matière vaporeuse telle qu’elle apparaît dans les œuvres évanescentes d’Edmond Aman-Jean.

Ces artistes expriment leurs sentiments, leurs rêves et traduisent esthétiquement une réalité intérieure à la porté plus universelle que les paysages ou les portraits.

À la place des thèmes quotidiens et des représentations réalistes, ils privilégient les sujets rares, souvent littéraires, allégoriques ou mythologiques, les climats de mystère et d’étrangeté, propices à la rêverie et à un idéal poétique comme dans les paysages virgiliens d’Émile-René Ménard,
d’Alphonse Osbert ou de Ker-Xavier Roussel.
Charles Léandre exprime une vénération presque religieuse pour le modèle énigmatique et sensuel de Sur champ d’or, véritable chef-d’œuvre intimiste.
Une place de choix est réservée à Odilon Redon, figure singulière du renouveau du pastel à la fin du XIXe siècle. Dans ses portraits comme dans ses études de fleurs semblant tout droit sortis d’un rêve, il fait triompher l’éclat et l’intensité des couleurs qui l’emportent sur les sujets représentés.
Tois œuvres du pastelliste contemporain, Irving Petlin, seront présentées dans l’exposition. Né en 1934, Irving Petlin étudie à l’Art Institute of Chicago. Il y découvre l’œuvre d’Odilon Redon, influence déterminante qui l’oriente très tôt vers la technique du pastel, à laquelle il a consacré divers cycles d’œuvres tels que Hommage à Primo Levi, Le Monde de Bruno Schulz ou encore d’après L’art de la Fugue de J.S. Bach.
Ses œuvres sont exposées au Centre Pompidou à Paris, au Museum of Modern Art de New York, au Los Angeles County Museum of Art… Irving Petlin vit actuellement à Paris et travaille pour la galerie Ditesheim & Maffei Fine Art à Neuchâtel

 

Le jardin secret des Hansen, Musée Jaquemart André

 

 

  • SALLE 1 – DE COROT À MONET : LE GOÛT POUR LE PAYSAGE FRANÇAIS

La collection Ordrupgaard fait la part belle à Camille Corot (1796 – 1875) et à Claude Monet (1840 – 1926) et nous offre ainsi un saisissant résumé de l’évolution du paysage au XIXe siècle.

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En choisissant Corot comme premier jalon de sa collection de peinture française, Wilhelm Hansen a décidé de rendre hommage à celui qui est traditionnellement considéré comme « le dernier des classiques et le premier des modernes ». Les tableaux qu’il acquiert sont tous postérieurs à 1834, date du second séjour italien de l’artiste, ce qui témoigne de son intérêt pour le Corot de la maturité. Le Moulin à vent (vers 1835-40), peint peu après le retour d’Italie, se distingue, malgré son petit format, par la monumentalité de sa composition.

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À cette clarté d’expression succèdent les contours flous de La Route, paysage de la Côte-d’Or (vers 1840-60), dont les délicates teintes argentées annoncent déjà la poésie d’œuvres plus tardives, comme Le Pont de Mantes (vers 1850-54). Corot est avant tout un paysagiste et rares sont ses toiles qui mettent en avant des figures.

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C’est pourtant un aspect de son œuvre auquel s’est intéressé Wilhelm Hansen, comme le montrent La Danse des nymphes (vers 1850), la Jeune Italienne assise en vue d’un lac (vers 1850-55) ou le crépusculaire Hamlet et le fossoyeur (vers 1870-75), qui traduit le goût de Corot pour le théâtre.

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« Il y a un seul maître, Corot. Nous ne sommes rien en comparaison, rien », déclare avec humilité Monet en 1897. Cet hommage du père de l’impressionnisme montre toute l’importance qu’il accordait à son illustre prédécesseur. Il résonne également comme une justification des choix de Wilhelm Hansen qui a fait naître dans sa collection un dialogue fructueux entre les œuvres des deux maîtres.

Aux vues idylliques de Corot répondent les variations atmosphériques de Monet qui peint lui aussi sur le motif. Caractéristique des paysages précoces des futurs impressionnistes, Le Pavé de Chailly dans la forêt de Fontainebleau (1865) s’inscrit encore dans la lignée d’une représentation réaliste de la nature initiée par Corot.

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Dans Marine, Le Havre (vers 1866), Monet change radicalement de façon : sa touche devient plus légère, suggérant la fluidité de la mer. Cette toile annonce les développements ultérieurs de son travail, tant sur plan formel – avec le coup de pinceau dansant –, que sur le plan thématique, avec sa prédilection pour les effets fugaces – brumes, reflets… Ils trouvent leur pleine expression dans sa série sur le Pont de Waterloo à Londres, dont Hansen a acquis l’une des 42 variations.

  • SALLE 2 – PISSARRO, SISLEY ET GUILLAUMIN : DES CHOIX TRÈS IMPRESSIONNISTES

Wilhelm et Henny Hansen ont consacré deux grands ensembles monographiques à Camille Pissarro (1830 – 1903) et Alfred Sisley (1839 – 1899). Leurs acquisitions témoignent de l’évolution artistique de ces deux peintres, qui comptent parmi les plus grands représentants de l’impressionnisme, soulignant une nouvelle fois la pertinence des choix qui ont présidé à la constitution de la collection Ordrupgaard.

Les tableaux de Pissarro réunis par les Hansen mettent en exergue les principales périodes de création de l’artiste. Le séjour à Pontoise (1872-1882) est représenté par le paysage Au bord du ruisseau de Saint-Antoine (1876) : la composition rigoureuse des différents plans s’allie à une gamme chromatique caractérisée par la juxtaposition de couleurs pures et mélangées, ce qui confère un grand dynamisme à la toile.

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En 1884, le doyen de l’impressionnisme s’installe à Éragny où il vivra jusqu’à sa mort : sa maison, le jardin et les environs proches deviennent sa principale source d’inspiration, comme le montre la lumineuse représentation des Pruniers en fleurs (1894). La palette, composée de nombreuses nuances de vert, de bleu, de mauve et de pêche, illustre l’indépendance souveraine de Pissarro en matière de choix chromatiques. Les Hansen ont désiré exalter cette audace avec une autre toile, Effet de neige à Éragny, soir (1894), traversée par une luminosité et une chaleur de tons rarement associées aux paysages enneigés. G.Geoffroy : « On dirait qu’il peint avec de la lumière »

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Sisley est lui aussi un fervent adepte de la peinture en plein air. Les tableaux sélectionnés par Wilhelm Hansen constituent une rétrospective choisie de son œuvre qui se concentre sur les paysages d’Île-de- France. En 1872-1873, le phénomène des crues devient un motif récurrent chez Sisley : L’Inondation. Bords de la Seine, Bougival, toile qui a un temps appartenu à Degas, est un exemple de l’intérêt du peintre pour le potentiel pictural de l’eau, dont il restitue les reflets par une touche rapide. Sisley : « Donner l’illusion de la vie est pour moi le principal dans une oeuvre d’art. Tout doit y contribuer: la forme, la couleur, la facture, c’est la vie qui donne l’émotion. »

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Dans les années 1880, Sisley peint de nombreuses vues rendant compte de l’activité industrielle dans les environs de Paris. Mais le véritable sujet de ses compositions est toujours le ciel auquel il donne une place prépondérante, comme dans Le Déchargement des péniches à Billancourt (1877) et Le Garage des bateaux-mouches (1885).

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Moins connu, Armand Guillaumin (1841 – 1927) est pourtant l’un des piliers du groupe impressionniste. Toujours avisés, les Hansen ont développé un goût très vif pour les paysages modernes de cet artiste, fasciné par le motif des quais, symbole des grandes villes en cours d’industrialisation (Quai de Bercy, Paris, 1885).

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  • SALLE 3 – MANET, REDON, GAUGUIN ET MATISSE : DES NATURES MORTES AUDACIEUSES

Dotés d’une grande curiosité, les Hansen n’ont négligé aucun genre pictural pour constituer une collection de grande envergure. Ils ont fait preuve d’audace dans leurs acquisitions de natures mortes, un genre considéré comme mineur mais auquel les plus grands artistes se sont essayés à l’aube du XXe siècle.

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Parmi les chefs-d’œuvre de sa collection, Wilhelm Hansen s’est d’ailleurs particulièrement attaché à une nature morte, la Corbeille de poires d’Édouard Manet (1832 – 1883). C’est sur les conseils de Théodore Duret, critique d’art influent, grand collectionneur et défenseur des impressionnistes, qu’il a acquis en 1916 cette toile « de la pleine et dernière manière de Manet ». L’artiste lui-même accordait une grande valeur à la nature morte qui occupe une place importante dans sa production. Peinte en 1882, cette œuvre testamentaire, d’une grande simplicité, s’offre au regard du collectionneur comme un pur plaisir visuel, sans signification allégorique ou symbolique.

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C’est aussi une œuvre tardive d’Odilon Redon (1840 – 1916) qui a retenu l’attention des Hansen, loin des étranges visions en noir et blanc des années 1880 pour lesquelles il est connu. À partir des années 1890, Redon donne une place prépondérante à la couleur dans ses compositions. Le thème de cette toile n’a guère d’équivalents dans l’œuvre de l’artiste qui a une prédilection pour les motifs oraux. Le réalisme de la représentation est inhabituel chez Redon, mais le jeu des couleurs complémentaires, bleu et jaune, la rapproche d’autres œuvres symbolistes.

Paul Gauguin (1848 – 1903) travaille peu d’après nature, mais il a néanmoins réalisé quelques peintures de fleurs au cours de sa carrière. La toile Deux vases de fleurs (vers 1890-1891) se caractérise par une conception simple et presque frontale. L’attention particulière apportée aux volumes rappelle les natures mortes de Cézanne que Gauguin admirait beaucoup et auxquelles il rend hommage dans ce tableau.La démonstration de Gauguin trouvera un prolongement dans l’art d’Henri Matisse (1869 – 1954), comme en témoignent ses Fleurs et fruits (1909), relevant encore de sa période fauve. Là aussi, le sujet est présenté de manière frontale, mais sur un plan plus large. À la légèreté gracile des fleurs répond le modelé plus dense des fruits dans leur plat. Avec ses larges touches et ses couleurs non homogènes, cette toile invite elle aussi à une contemplation sensuelle de la nature.

  • SALLE 4 – DEGAS : LE REGARD D’UN MODERNE

Membre fondateur du groupe des impressionnistes, Edgar Degas (1834 – 1917) s’est pourtant distingué de leur pratique, tant par sa technique que par les sujets qui ont retenu son attention. Contrairement à ses contemporains, il ne s’est intéressé que de manière ponctuelle au genre du paysage auquel il préfère les scènes de la vie moderne, qu’il a déclinées aussi bien à l’huile qu’au pastel.C’est cette esthétique particulière qui a séduit Wilhelm Hansen, comme un contrepoint aux effets de plein air des autres toiles de sa collection.

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Entre octobre 1872 et mars 1873, Degas séjourne à La Nouvelle-Orléans, en Louisiane, dans la famille de sa mère, qui pratique le commerce du coton. Pendant ces cinq mois, souffrant des yeux, il se concentre sur les scènes d’intérieur, comme dans la toile « Cour d’une maison » qui représente les enfants de ses frères et de ses cousins, à l’arrière de la maison familiale. Degas présentera cette œuvre à la IIe Exposition impressionniste à Paris, en 1876, montrant qu’il la considère comme aboutie même s’il la décrit comme une esquisse. Le caractère inachevé de la toile, dans laquelle les lignes de structure sont visibles et les contours imprécis, semble faire écho au sujet représenté : des enfants en train de grandir. Cet aspect esquissé peut également donner lieu à une autre interprétation : en 1876, Degas décrit cette peinture comme « son coton », comme si l’apparence brute de la toile rappelait celle du coton attendant d’être transformé.

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À partir des années 1880, sa vue déclinant, Degas privilégie le pastel et produit peu de peintures à l’huile pendant ses années de maturité. Il élabore à cette époque une technique qui lui permet d’obtenir au pastel des effets très proches de la peinture à l’huile et inversement. Réalisée à l’huile, la Femme se coiffant (1894) semble avoir été travaillée par l’artiste comme un pastel : Degas a probablement eu recours à la technique de la « peinture à l’essence », qui consiste à extraire l’huile de la couleur pour la remplacer par de la térébenthine. L’application de plusieurs couches de ce matériau crée sur la toile une surface mate, qui rappelle celle du pastel. À l’exception de quelques cernes noirs qui esquissent les contours du corps, l’image est construite exclusivement par la couleur : le rouge orangé de la chevelure se détache sur le fond vert. En associant l’expressivité des couleurs à un cadrage resserré, Degas restitue toute l’intimité du geste de la femme.

 

SALLE 6 – LA COLLECTION DANOISE DES HANSEN
L’intérêt de Wilhelm Hansen pour l’art remonte à ses années d’études : son ami Peter Hansen, qui deviendra l’un des membres du collectif de peintres danois Fynboerne, lui présente plusieurs artistes. Certains d’entre eux deviendront des intimes de Wilhelm et Henny. C’est donc tout naturellement que Wilhelm Hansen commence à collectionner l’art danois dans les années 1890, bien avant ses premières acquisitions d’art français en 1916. Qualifié par l’historien de l’art Peter Hertz comme « l’une des plus belles collections privées d’art danois », cet ensemble rassemble pas moins de 252 pièces, entre peintures, dessins, gravures, sculptures et artisanat.
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Comme un contrepoint à la sélection de chefs-d’œuvre français réunis dans l’exposition, le musée Jacquemart-André présente également une toile emblématique de Johannes Larsen (1867 – 1961). Réalisée en 1899, elle témoigne de la force expressive du peintre et, en filigrane, des choix artistiques audacieux des Hansen. Ce tableau (Été, soleil et vent, Kerteminde) offre un premier aperçu de l’exceptionnelle collection de peinture danoise de Wilhelm et Henny Hansen, qui comprend des œuvres majeures de Vilhelm Hammershøi, Christen Købke ou L.A. Ring.

SALLE 5 – COURBET : LA NATURE EN MAJESTÉ

Gustave Courbet (1819 – 1877) ne pouvait laisser les Hansen indifférents, lui dont l’approche du paysage a eu une influence déterminante sur les impressionnistes. Leur intérêt s’est porté sur des œuvres des années 1860, comme s’ils avaient préféré écarter les œuvres antérieures de l’artiste, plus prosaïques. Les trois toiles présentées dans cette salle donnent chacune à voir une facette de l’exceptionnel souci de vérité de Courbet.
Chef de file du réalisme, Courbet s’est fait connaître par ses représentations socialement engagées à la fin des années 1840 et au début des années 1850. S’il se consacre davantage au paysage dans les années 1860, ce genre n’a rien de neutre pour lui. Dans des compositions rigoureusement construites, Courbet donne à la représentation de la nature une dimension symbolique. Dans Les Ateliers de tréfilerie de la Loue (1861), l’environnement semble être autant un espace d’émancipation qu’une menace pour les petites silhouettes floues du premier plan. Dans Le Change (1866), Courbet n’a pas seulement voulu représenter un épisode de chasse : le combat entre l’homme et l’animal incarne aussi une protestation sociale.
Les Falaises d’Étretat (1869) mettent elles aussi en scène l’un des thèmes majeurs de la peinture de paysage de Courbet : la confrontation directe avec une nature majestueuse, parfois violente. Ce qui intéresse Courbet, c’est la réalité même de la mer dont il traduit l’agitation par une touche massive, posée au couteau. Là encore, la lutte entre les flots et les falaises peut se comprendre comme une métaphore politique, comme si ces vagues furieuses annonçaient la révolte populaire et la Commune de 1871.
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On associe communément Charles-François Daubigny (1817 – 1878), son fils Karl (1846 – 1886) et Jules Dupré (1811 – 1889) à l’École de Barbizon, mais ils ne se sont que rarement rendus dans ce village situé en lisière de la forêt de Fontainebleau.
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Les Daubigny ont privilégié les rives de la Seine et de l’Oise. Sous l’influence de Courbet, la touche de Charles-François s’empâte dès les années 1850, comme en témoigne Pleine mer, temps gris (1874), marine monumentale, alors que la facture lisse de son fils rappelle la première manière de son maître (La Péniche sur l’Oise, 1868).
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De Dupré, Wilhelm et Henny Hansen ont retenu des œuvres tardives, caractérisées par leur lyrisme et leur manière fougueuse (La Mer et Clairière dans la forêt, après 1875). Par leur volonté commune de capter la fugacité du moment, cette communauté de solitaires annonce l’impressionnisme.
SALLE 7 – RENOIR, MORISOT, GONZALÈS ET CÉZANNE : VISAGES DE LA MODERNITÉ
Si les impressionnistes sont surtout connus pour leurs paysages, ils excellent aussi dans la représentation de figures, ce qu’illustre parfaitement la belle galerie de portraits réunie par Wilhelm Hansen.
Dans ce genre pourtant soumis aux conventions, les impressionnistes ont été aussi novateurs que dans leurs scènes de plein air. Auguste Renoir (1841 – 1919) associe d’ailleurs avec bonheur ces deux thèmes dans l’esquisse Une femme dans l’herbe(vers 1868) représentant Lise Tréhot, qui est alors son modèle favori et sa maîtresse. Dans les années 1870, le portrait prend une part croissante dans la production de l’artiste, qui s’y essaie à d’audacieuses expériences chromatiques. Le Portrait d’une Roumaine (1877) use ainsi de contrastes marqués entre le bleu du vêtement, le rouge cramoisi des roses et le fond jaune citron
Seule femme co-fondatrice du groupe impressionniste, Berthe Morisot (1841 – 1895) a su s’imposer sur une scène artistique très masculine. Proche d’Édouard Manet, elle n’hésite pas à faire référence à sa célèbre Olympia dans la Femme à l’éventail (1874) : la position et le regard direct du modèle rappellent l’œuvre de Manet, mais son expression indifférente n’a aucune intention provocante. La touche lumineuse et enlevée de Morisot, qu’on retrouve dans la Jeune fille sur l’herbe (1885), traduit son désir de rendre visibles les qualités psychologiques.
Eva Gonzalès (1849 – 1883) a été l’unique élève de Manet. Comme lui, elle a préféré exposer ses œuvres dans le cadre des Salons officiels plutôt que de participer aux expositions impressionnistes. Elle s’inspire d’abord du style de son maître, en particulier dans son usage du noir, avant de privilégier des composition aux douces harmonies colorées, dontLa Convalescente (1877-1878) offre un subtil exemple.
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Bien qu’il appartienne à la même génération que les impressionnistes, Paul Cézanne (1839 – 1906), s’en démarque par la façon dont il construit ses paysages avec figures. Les Baigneuses d’Ordrupgaard (vers 1895) constituent un jalon essentiel dans l’évolution d’un thème qui lui est cher et auquel il va se consacrer jusqu’à sa mort. Peinte dans une facture très libre, cette toile donne l’impression d’avoir été exécutée sur le motif, alors qu’elle a en réalité été composée à partir d’autres toiles, de photographies ou de dessins antérieurs.En dépit du format moyen, la monumentalité de la composition acte un passage vers le XXe siècle et porte en germe les expérimentations des cubistes.
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SALLE 8 – GAUGUIN : JARDINS IMAGINAIRES
Les œuvres de Paul Gauguin (1848-1903) forment l’un des ensembles les plus spectaculaires de la collection Ordrupgaard. Fasciné par l’expressivité de ses toiles, Wilhelm Hansen a eu à cœur de choisir des œuvres représentatives de chacune de ses grandes périodes de création, comme s’il souhaitait proposer une rétrospective permanente de l’artiste, aux attaches danoises par mariage.
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Séduit par les innovations des impressionnistes, Gauguin expose avec eux dès 1879. En 1882, il présente à la VIIe Exposition impressionniste La petite rêve, étude (1881), que Wilhelm Hansen acquerra directement auprès de la veuve de l’artiste. Caractéristique des débuts de Gauguin, cette œuvre fait dialoguer réalité et rêve, comme si l’on voyait à la fois l’enfant endormi et sa vision intérieure.
Dans le Paysage de Pont-Aven peint en 1888 lors du deuxième séjour de l’artiste en Bretagne, le décentrement des figures est typique de ses recherches à l’époque, tout comme les contours décoratifs. La toile est rythmée par un réseau de troncs fragiles qui annonce celui des Arbres bleus, peints la même année à Arles. Cette œuvre majeure illustre la manière personnelle dont Gauguin construit sa composition par des aplats clairement délimités de couleurs pures. Par opposition à ces plages monochromes, les zones intermédiaires sont fondées sur de riches modulations de violet, de bleu-gris et d’ocre. Ce paysage harmonieux sert de cadre à une scène inquiétante, explicitée par le titre donné par Gauguin à sa toile en 1889 : Vous y passerez, la belle !
En 1895, Gauguin se rend en Polynésie, où il espère trouver une terre préservée des perversions de la société occidentale. Il s’installe à Tahiti où il réalise en 1896 le Portrait d’une jeune fille, Vaïte (Jeanne) Goupil. Gauguin a souligné l’expression sévère de la fillette, dont la silhouette raide se détache sur un fond abstrait, seul rappel du cadre exotique dans lequel a été peinte cette toile. La pâleur du visage est accentuée, comme si Gauguin souhaitait en faire l’antithèse des modèles polynésiens qu’il se plaît à représenter, telle la Femme tahitienne (1898), dans des poses alanguies et des tonalités chaleureuses.
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La recherche d’un paradis terrestre est un thème récurrent dans l’œuvre de Gauguin qui peint la tentation d’ Adam et Ève aux Marquises en 1902. Il représente Ève sous les traits d’une jeune Maorie, indifférente et pure, alors qu’Adam, dont la peau blanche est celle d’un Européen, semble âgé et affaibli. Comme un reflet de l’artiste qui mourra l’année suivante, il s’apprête à quitter seul le paradis.

Antoine Volodine : Terminus Radieux (2014) : Étude sous forme d’acrostiche et de panorama arbitraire (parce qu’il faut bien s’amuser comme on peut)

 

  • T-Temporalité : Les ruines de l’achronie (Illustrations, Tchelitchew Pavel)

Par définition le terme « Terminus »  renvoie au dernier arrêt ou station d’une ligne de transport. Dans ce roman cela pourrait donc évoquer le terminus de cette ligne de chemin de fer qui traverse ce territoire de mort et le long de laquelle erre le convoi de soldats et de prisonniers à la recherche de ce camps qui serait justement pour eux un Terminus radieux. 

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Par extension, le « terminus » renvoie plus généralement au point d’aboutissement (d’un trajet, d’une action, d’une pensée, d’une logique…). Par son étymologie, il évoque le latin « termen, termini » suivi du suffixe « us » qui renvoie à la borne, à la limite (le dieu Terminus est d’ailleurs, dans la mythologie romaine, le gardien des bornes, qui tel un pieu, sans bras, ni jambe, représentait le caractère sacré de la frontière qui délimitait chaque propriété terrienne). Cependant, dans terminus on entend aussi « terme » qui peut évoquer la fin mais aussi  le mot, ou l’unité d’expression. Quant au phonème « minus », il résonne également  semblant d’emblée en dérober l’aboutissement ultime. Un terminus auquel le terme aurait été dérobé ou une condition de déperdition telle que les mots et la fin peinent à arriver ?

Quant au terme « radieux » : il évoque une source de rayons très lumineux, qui brille d’un vif éclat. Les yeux de Soloviei, le feu de sa pile nucléaire? Il peut également évoquer un espoir, une satisfaction pareil à ce rêve du camps idéal que font les exilés (espoir qui semble soustraie d’emblée, ou envisagé avec une distance ironique). Ainsi, on entend résonner dans le même terme : le mot « dieux » qui peut nous évoquer la toute puissance de Soloviei et celui de « radiation » qui semblent renvoyer aux accidents nucléaires qui ont ravagé cet univers fictionnel.

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Après ce petit  « 1,2,3 Soleil » avec son titre, passons à l’analyse du cadre temporel de Terminus Radieux et aux modalités de la temporalité que cet ouvrage met en œuvre. Si celui-ci semble en effet se baser sur des bornes ou des évènements que l’on peut encore se représenter, les modalités de distribution du temps ainsi que les postulats de départ le concernant chamboulent d’emblée notre rapport au temps et notre façon de l’appréhender.

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On se situe après la deuxième révolution soviétique.  Certes ce cadre imaginaire prend ses racines dans notre univers, puisqu’on ne peut se représenter ce contexte en se basant sur la révolution soviétique de 1917. Comme le remarquait Jugerson Luba, le travail de « Volodine questionne en effet les limites de la littérature dans son ambition à embrasser, par le biais de la fiction, les grandes fissures de l’Histoire ». Terminus radieux ne se limite pas au référent ou à sa représentation : s’il y prend sa source, si son imaginaire s’en nourrit, s’en berce et le traverse, il s’y soustraie, en démultiplie les postulat, lui et nous échappe d’emblée.

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Autre particularité du cadre spatio-temporel de Terminus Radieux : son univers complètement irradié qui joue non seulement sur les paysages mais également sur un certain rapport au temps. Les équipements nucléaires sont en ruines et la radioactivité a gagné l’ensemble des éléments.  Ce contexte évoque bien entendu le désastre de Tchernobyl mais aussi le risque que représentent aujourd’hui, pour chacun de nous, les équipements nucléaires contemporains. Volodine nous renvoie ainsi, me semble-t-il, à notre responsabilité collective.

Ce contexte post-apocalyptique induit un certain mode de distribution du temps:  Page 72, on peut lire cette très belle phrase, qui pourrait évoquer une mélancolie digne d’Apollinaire si elle ne s’ancrait pas également dans la durée de vie des particules radioactives qui donnent à ces mots une dimension politique autant que poétique :

« le temps s’écoulait

Le temps mettait du temps à s’écouler mais il s’écoulait »

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Dans Terminus Radieux les durées de vie ne sont pas les mêmes que celles de notre univers. Si on part du postulat que « les personnages, dès le départ, traversent la fiction, le livre, en étant déjà, dès la première page, décédés : c’est fait », alors nécessairement, le rapport au temps ne peut que voir ses modalités altérées. C’est ce que montre l’extrait suivant, où on peut remarquer que l’instantanéité s’en trouve bouleversée, figée et comme statufiée par le verbe :

« Maintenant- c’est-à-dire depuis plusieurs siècle- elle était comme jadis la Mémé Oudgoul, elle ne dormait jamais véritablement. Elle se contentait de somnoler dans l’obscurité, en marmonnant des rêves plus qu’en les projetant inconsciemment sur ses écrans intérieurs.
Et elle attendait. »

C’est dans les fondations de cette structure que réside l’humour de Terminus Radieux. Si Soloviei, ou peut-être Volodine lui-même, peuvent manipuler les autres personnages comme des marionnettes, toutes ces expériences reposeront malgré tout sur cette espérance formidable : « après le décès l’existence continue infiniment » et « au milieu de cet univers assez désastreux, de fin, d’après fin, il y a la possibilité de rire, de développer d’une part des situation, d’autre part des dialogue, l’humour du désastre. Humour d’après la catastrophe où tout est possible ».

Cela m’évoque le théâtre et la pensée d’Heiner Müller qui écrivait qu' »à partir d’aujourd’hui et pour longtemps, il n’y aura plus de vainqueurs, il n’y aura que des vaincus. » Mais attention, il ne s’agit pas d’un rire cruel, cynique. Il s’agit de « rire des atrocités du monde avec une vision de victime et non de bourreau ». Par le biais de « cet humour d’Untermensch, on peut se permettre de tout tourner en dérision y compris le malheur car c’est un humour de victimes ».

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Terminus radieux ouvre alors un espace-temps d’après l’existence où tout devient possible. C’est d’ailleurs à partir de cet humour des camps que naît une conception et un rapport inédit à la fiction et à la temporalité, où la condition de « post » prend tout son sens. Ce « post-« ulat est le moteur de la fiction post-exotique. L’histoire se passe après la révolution, et après la mort de ses acteurs, car ici, comme chez Heiner Muller, il semble qu’on puisse dire que:

« LA RÉVOLUTION EST LE MASQUE DE LA MORT. LA MORT EST LE MASQUE DE LA RÉVOLUTION. »

Tous les personnages ayant déjà vécu leurs mort,  l’œuvre ne peut s’ouvrir qu’au moment où, leurs existences ont « basculé vers autre chose, vers une fiction qu’ils sont en train de traverser ». La fiction devient bien ainsi  : « comme l’envie mécanique d’un dernier souffle ». Et même si on peut lire que « les derniers cycles avaient perdu leur cohérence, les cycles de bylines se réduisaient à des bribes de fictions disparates. Pas grand-chose avait résisté à l’immense lessivage des siècles », on réalise qu’après le terminus, au terme de l’histoire, les mots sont effectivement des bornes qui, comme des points d’espoir noirs, s’encreraient, même au milieu de nulle part, dans « l’espace noir » et  les ruines de l’achronie.

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Des ruines, des rêves peut-être, mais l’auteur ajoute :  « on se trouve dans un univers intermédiaire, dans quelque chose où tout existe fortement où rien n’est illusion, mais en même temps, on a l’inquiétante sensation d’être prisonnier à l’intérieur d’une image et de se déplacer dans un rêve étranger, dans un bardo où l’on est soi-même étranger, où l’on est un intrus peu sympathique, ni vivant ni mort, dans un rêve sans issue et sans durée. « 

 

  • E-Esthétique et épistémologie de l’Espace dans Terminus radieux. (Illustration, Essaian Sergueï)

Si on parlait de l’espace dans Terminus Radieux, on devrait passer à travers plusieurs strates ou façons de l’appréhender : la géographie, les paysages offerts aux regards (qu’ils soient naturels ou qu’ils s’attachent aux ruines d’une civilisation industrielle défaite) et enfin, au-delà des paysages en soi, à la portée esthétique de ces espaces mi-rêvés, mi-réels, qui brouillent le statut de lieu pour s’épanouir dans celui de l’image.

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La géographie propre à cet ouvrage, si elle s’ancre dans le réel (ou plutôt s’encre, car seul le signifiant se rattache encore à des lieux référentiels, tandis que sa relation au signifié semble avoir été altérée ou avoir perdu toute mesure et toute consistance logique) le dépasse, et semble en brouiller les échelles, les rapports et les bornes.

Le roman s’ouvre dans un paysage de steppes aux frontières de la Sibérie. On apprend d’emblée que trois fuyards ont quitté la capitale de la Deuxième Union Soviétique : l’Orbise (qui est par ailleurs le nom d’une rivière de Bourgogne-Franche Comté, région d’où l’auteur est originaire) suite à sa prise par les Ennemis (les capitalistes). Ce trio de soldats exilés entrent alors dans des zones vides, irradiées  (où plane le souvenir de la catastrophe de Tchernobyl) que symbolise le dernier Sovkhoze des cartes : « Étoile Rouge » dont il est dit p.72 : «Étoile rouge » est abandonné. Ça existe plus. Tout est irradié. Personne ne vit là bas ».

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C’est dans ce No-man’s land que les chemins des trois fuyards se séparent. Alors qu’un train passe et s’arrête devant le Sovkhoze « Etoile Rouge », Iliouchenko et Vassia se tapissent dans les herbes de peur d’être exécutés par des soldats inconnus. Quant à Kronauer, il a cru apercevoir le signe d’un village, un fil de fumée derrière la Taïga. Faisant fi de ses peurs ( ses parents n’étant justement jamais revenu de la taïga et y ayant probablement trouvé la mort), Kronauer s’y engouffre et laisse derrière lui ses deux compagnons vers qui le roman ne reviendra que plus tard. Il traverse la steppe en direction de l’épaisse forêt où la nature règne en maître et où rêves, souvenirs et magie s’entrelacent, dissipant et engloutissant tout signe de vie humaine. Kronauer, comme le lecteur en perd ses repères géographiques et mentaux :

« La fumée qui tout à l’heure indiquait la possibilité d’un village s’était effacée. Il n’avait plus aucun repère »p.32

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La traversée est pénible et son corps, comme son mental s’épuisent. Des voix résonnent en lui et des corbeaux suivent ses pas comme s’ils le suivaient ou voulaient l’avertir de quelque chose. C’est dans cette taïga qu’il fait la rencontre d’une jeune fille du nom de Samiya Schmidt et c’est avec elle sur son dos qu’il gagnera un kolkhoze qui n’apparaît pas sur les cartes mais qui porte le nom de « Terminus radieux ».

Dans ce camps règne Soloviei, poète et sorcier. Le président du village a trois filles (Samiya Schmidt, Hannko Vogoulian et Myriam Oumarik) et est assisté par l’immortelle Mémé Oudgoul qui « gère » le trou de sa pile nucléaire autour duquel la « vie » de cet étrange kolkhoze s’organise. Cependant, une fois à Terminus Radieux, Kronauer ne peut plus faire demi-tour et retrouver ses camarades et si le roman revient à eux, c’est par l’intervention de Soloviei qui ramènera par la suir le corps sans vie de Vassilissa Marachvili à Terminus Radieux et essaiera de la « ravoir », de lui redonner un semblant de vie et de la marier au tractoriste Morgovian (mari de Samiya Schmidt). Quant à Iliouchenko, Soloviei, le laisse derrière lui, livré à lui-même.

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Le parcours de ce dernier suit celui du convoi de la voie ferrée. On apprend alors que ces hommes qu’ils avaient craints sont en fait à la recherche du camp qui mettrait fin à leur errance. Lors d’une veillée, où chantent plusieurs figures (Mathias Boyol, Hadzoböl Münzberg, Julius Togbödod…) on réalise que Solovieï ordonne leur histoire et que son ombre, comme (ou même par ) le corbeau qui plane au-dessus de leur têtes, ordonne leurs destins. C’est dans ce convoi qu’Iliouchenko rencontre un musicien du nom d’Aldolaï Schulhoff. Ce dernier lui parle de son passé et de cette femme qu’il sait avoir aimé mais dont il ne parvient à se souvenir ni du nom ni du visage  (Hanko Vogoulian). On apprendra en effet que Soloviei a effacé le souvenir et le nom de sa fille de la mémoire du musicien qu’elle et qui l’aimait.

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Il s’instaure dans ce roman une sorte de flou géographique qui s’inspire de notre réel mais qui n’en respecte pas les règles. On retrouve cette même dynamique que dans nombre d’oeuvres de Volodine qui ont pu lui faire écrire dans Bardo or not Bardo, que le cadre géographique d’un roman post-exotique, devait « dire quelque chose », et « respecter le principe de vraisemblance sur quoi il est d’usage que repose tout murmure narratif ». Ce murmure narratif, comme on l’a observé avec le nom de l’Orbise, crée un contexte et le trouble simultanément. Ainsi, les noms des lieux perdent de leurs qualités pratiques et référentielles pour gagner en qualités esthétiques. Une certaine magie transparaît de cet univers qui, s’il est fondé sur le nôtre, en voit les lois changer et les repères se perdre. On s’attache alors au nom d’un lieu faussement dénotatif, car, comme le note Jurgenson Luba : cela fait partie intégrante des stratégies de brouillage utilisées par Volodine, qui met en place un complexe entrelacement entre le fictionnel et le réflexif se jouant sur un territoire littéraire qui a l’audace de faire sien l’héritage du désastre.

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Dans une interview suite à l’obtention du prix Medicis, Antoine Volodine  décrit ainsi le paysage de Terminus Radieux :

« C’est un paysage d’ « après la fin du monde ». Ce n’est pas un paysage apocalyptique, c’est un paysage très tranquille, un paysage de taïga, de forêt, de steppe. La nature a pris le dessus et l’espèce humaine est en voie d’extinction. »

Effectivement que ce soit à travers les descriptions des steppes :« Au-dessus de la steppe, le ciel étincelait. Un voûte uniformément et magnifiquement grise. Nuages, air tiède et herbes témoignaient du fait que les humains ici-bas n’avaient aucune place et malgré tout ils donnaient envie de s’emplir les poumons et de chanter des hymnes à la nature, à sa force communicative et çà sa beauté »  ou de la taïga  : « la taïga ça peut pas être un refuge, une alternative à la mort ou aux camps. C’est des immensités ou l’humain a rien à faire. » la nature semble toute puissante et comme un « océan végétal » qui submergerait toutes les ruines et toutes les traces de cette humanité en extinction.

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Qu’en est-il du regard posé sur le paysage ? On pourrait effectivement affirmer que Kronauer et Volodine procèdent à « l’examen du paysage ». En effet, Kronauer donne des noms à la flore qui l’entoure, il « avait appris à voir les herbes autrement que comme une masse végétale anonyme« . Le texte se dote ainsi de tout un appareil, lourds des connaissances botaniques précises que Kronauer déroule parfois en liste (« Des Chiennelaines, des doroglosses. Des Louvouchkas-du-savatier, des solivaine-graine-de-voyou, des solivaines-odorantes ») ou qu’il déploie dans son analyse des paysages naturels qui l’environnent (« la steppe s’étendait à l’infini, ondulante, veloutée, en multiples nuances de jaune, de vert, avec des taches blanches qui signalaient la présence de panaches de Jeanne-des-communistes, de droglosses-étincelantes »). Cependant, les noms de ces plantes, comme le noms des lieux évoquent davantage tout un univers poétique (voir politique) puisque le signifiant parle de lui-même et rejoint tout un univers quasi-obsessionnel dans le monde fictionnel d’Antoine Volodine (Rien que dans le dernier extrait, on retrouve l’image du chien et de la Jeanne-des communistes qui  évoque simultanément,  Marie-Jeanne et  communisme).

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Ces noms donnent matière au rêve. En effet les lieux où se déroulent les narrats sont le plus souvent à mi-chemin entre mondes réels-dans-le-roman, mondes rêvés-dans-le-roman et mondes imaginaires-dans-le-roman : les distances les séparant relèvent fréquemment de l’incroyable ou de l’impossible. On retrouve un paysage similaire à celui des Anges mineurs à propos duquel  Volodine écrivait que :

« Le récit est situé dans un espace, qui peut faire penser aux hauts plateaux de Sibérie du Sud ou de Mongolie, où le chamanisme est pratiqué de nos jours, mais qui est en fait notre planète entière où tout est raréfié, l’espace comme le temps, qui se dilate, passant de quelques secondes à des années » 

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Si Kronauer traverse la taïga, s’il passe de l’autre côté de l’image, ou d’un monde à l’autre, il  ne pourra pas en repartir comme il l’avait espéré. Quant à Iliouchenko, il erre parmi les soldats et les prisonniers à la recherche de ce camps, de ce terminus que, justement, on espère radieux :  » « Personne n’ignore que le camp est le seul lieu non imaginaire où la vie vaille la peine d’être vécue, peut-être parce que la conscience de vivre s’y enrichit de la conscience d’agir en compagnie des autres, dans un effort de survie collectif, un effort certes vain et pénible, mais dont la noblesse est inconnue de l’autre côté des barbelés, et aussi parce que la conscience de vivre est satisfaite de voir qu’enfin, tout autour de soi, les classes ont été abolies » . Le livre portant lui-même le nom de ce camp tant espéré, les personnages semblent y errer sans y trouver ni leur place, ni leur histoire, dans une ultime ironie de l’auteur envers ses créations.

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Kronauer fait ainsi figure d’élu. Il est l’un des rares Untermensch a pénétrer dans Terminus Radieux, un des seuls sur lequel le roman s’épanchera. Ainsi sa promotion en tant que personnage principal du roman se couple t-elle ou est-elle rejouée par son entrée dans le camps « Terminus Radieux ».  Il n’est cependant, pas le seul à traverser les frontières internes du roman, bien que le trajet et les modalités de cette porosité des espaces soit à géométrie variable.  Samiya Schmidt semble s’absenter cycliquement, lors de ses crises de folie et erre alors des jours durant dans la vieille forêt. Quant à Schulhoff personne ne sait comment son exil s’est concrétisé, mais Solovieï semble s’être assuré de son départ en le vidant de sa mémoire L’ambiguïté du rapport entre les mondes rêvés et dits « réels » se complexifie encore quand  l’un influence l’autre, quand leurs frontières s’avèrent poreuses. Ainsi on apprend que Julius Togbod était auparavant le précepteur des filles de Soloviei. Cependant, lorsque le professeur commence à lorgner sur la fille aînée de Solovieï, celui-ci le chasse alors de Terminus Radieux et c’est lui qu’Illouchenko retrouve dans le convoi de soldats qui évolue le long de la voie forêt à la recherche d’un camps.  Ainsi, Schulhoff et Togbod font ils le trajet inverse de Kronaueur, il sont chassé du camp, Terminus radieux taira leurs histoires qu’il n’évoquera qu’à demi-mot. Il y a t-il encore une logique une hiérarchie entre les mondes  de ce roman? Peut-on opposer mondes rêvés et mondes vécus ? Leur définition reste insaisissable et leur porosité inexplicable :

« On a tous des rêves. Même en plein espace noir, on continue à fonctionner comme ça, dans l’espérance et dans les rêves. .. C’est notre destin de bêtes conscientes…Que ça nous plaise ou non. Avant la vie, mais surtout après, qu’on le veuille ou non, on avance comme ça, dans les rêves…Et en plus bien souvent on est habité par un rêve de rêve… Parfois, comme d’ailleurs les nôtres, nos meilleurs camarades hommes et femmes, elle confondait espace noir et espoir noir »

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Observons par exemple un moment de « bascule » entre deux monde clairement identifiable. Après l’épisode  de passage de la vieille forêt, Kronauer passe également par celui du phonographe. On pourrait se demander si ces moments de bascule sont de nouvelles morts, ou un passage dans un nouveau rêve ? Si le mouvement de bascule est clairement identifié et souligné par le texte, celui-ci n’explicite ni l’origine du mouvement ni sa destination. Pourtant, le narrateur précise : « il est passé d’un monde à l’autre ». En se piquant au phonographe, « il a basculé dans le monde des rêves de Soloviei ». Le texte qualifie même cette piqûre de « passerelle » qui le fait  « entrer dans une réalité parallèle, dans une réalité bardique, dans une mort magique et bredouillées, dans un bredouillis de réalité ».  L’énumération en vue de qualifier ce monde de l’innommable ne cessera plus jusqu’à la fin du chapitre ; mais on en retiendra « arbitrairement » ces quelques phrases : « un fragment de sous-réel qui risque de durer au moins mille sept cent neuf années et des poussières, sinon le double, il est entré dans un théâtre innommable, dans un coma exalté, dans une fin sans fin … »

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Comme ces précédentes citations le soulignent, la dimension onirique est primordiale dans l’œuvre de Volodine. Dans Terminus Radieux elle s’exprime tout particulièrement dans les rêves-interludes de Solovieï qui introduisent une dimension poétique et théâtrale au sein du récit.  Volodine précise que les personnages se situent sur une sorte de scène théâtrale avec peu de décor :« il existe une sorte de théâtre organisé, d’économie théâtrale dans ce roman » .  Il y a en effet des décors (très peu) qui font presque figure de tableaux. On a la taïga (à la fin), la steppe (traversée par la ligne de chemin de fer) et le kolkhoze (qui, au milieu de ce double décor, fait figure d’oasis). Il y a également une économie de personnages qui  sont très peu et entretiennent des relations très fortes, à la manière d’une pièce de théâtre.

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Les proletkult entourait leur spectateur et attirait leur attention ou les invitait à l’action par le recours à différents moyens d’expression tels que le chant, les marionnettes, la comédie. Dans Terminus Radieux, les matériaux sont divers et multiples. Et le lecteur est libre d’en prolonger l’imaginaire. Si le président du kolkhoze manipule les personnages comme des marionnettes, Volodine évoque également les chants diphoniques des chamans sibériens ainsi que toute une musique de tradition orale et populaire, qu’il accompagne au son de la guimbarde et des martèlements enthousiastes de la musique soviétique du temps des grands travaux et de la construction de « l’avenir radieux ».

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C’est un théâtre populaire, divers, ouvert et historique que celui de Terminus radieux, dont Volodine a d’ailleurs, comparé les trois filles de Soloviei aux trois sœurs de Tchékhov. Mais si le personnage évoque un imaginaire et convoque une économie théâtrales, il devient lui-même théâtre. Chez Tchekhov on peut lire cette phrase : « Nous sommes trois sœurs et jusqu’ici, aucune de nous ne l’a connue, cette belle vie, elle nous a étouffées comme une mauvaise herbe. ».

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J’ai envie de souligner l’omniprésence des herbes dans Terminus radieux. Les herbes sur lesquelles sont couchées Vassia et Illouchenko et qui les cachent au regard des soldats. Les herbes que Kronauer énumère en de longues liste de noms qu’il a appris par cœur auprès d’Irina Etchenguyen. Ces herbes participent à créer une atmosphère sonore voire dramatique, elles interagissent avec les personnages, en sont en quelque sorte les adjuvants ou les opposants.  De plus, à l’image de l’ensemble des éléments naturels de l’œuvre, elles font, plus généralement,  écho à la scène principale qui se joue. Le paysage, le décor devient personnage, ou plutôt plutôt, il est déjà théâtre.

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Je relirai prochainement les Trois sœurs de Tchekhov pour en tirer plus de parallèles ou d’éléments de comparaison. En attendant, le personnage de Samiya Schmidt par sa scène de « folie » nous présente un personnage qui, lui-même devient théâtre et, d’une manière très cinématographique, n’est plus que perpétuelle métamorphose :

« Elle n’est ni morte ni vivante , ni dans le rêve, ni dans la réalité, ni dans l’espace ni dans l’absence d’espace.

Elle fait théâtre ». (p.320)

Ces enchaînements d’images me font penser, pour je ne sais quelle raison au film Tree of life de Terence Malick, et à cet enchainement d’images qui sont à la fois partout et nulle part, qui ponctuent, doublent et interagissent avec la trame dramatique principale et qui se déroulent et s’épuisent, dans une beauté et un mystère qui éveillent nos sens tout en nous dérobant le sien. Quoi qu’il en soit, il semble que nous soyons pris dans une structure d’imbrication de scènes théâtrales qui font de ces personnages des poupées russes dans tous les sens du terme. Elles sont à la fois issues d’un imaginaire russe, à la fois des poupées entre les mains de Soloviei et à la fois des récipients où s’imbriquent des paysages et des scènes nouvelles. Comme La folie de Samiya Schmidt ou les interludes de Soloviev le montrent bien, chaque personnage s’ouvre lui aussi sur son propre « trou noir ».

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Quant à Solovieï, il affirme son autorité absolue au sein même du texte, à l’image d’un dramaturge ou d’un metteur en scène :

« Ce qui est sûr c’est qu’il était le maître absolu de Terminus radieux. Personne pouvait exister au kolkhoze sans qu’il s’en soit emparé jusqu’à la moelle des songes. Pas un et pas une qui puisse se débattre dans son destin sans qu’il s’introduise dedans et qu’il oriente tout à sa guise. Il transformait tout le monde en des espèces de marionnettes, et, pour pas s’ennuyer, il créait des marionnettes qui lui résistaient ou qui pouvaient lui causer des déceptions ou des problèmes, mais à la fin c’était lui qui avait la haute main sur tout. Terminus radieux c’était pas vraiment un kolkhoze, c’était plutôt un théâtre pour l’empêcher de passer l’éternité à bâiller en attendant que le monde se désagrège, et, pour ceux qui vivaient au village, c’était un sale rêve dont il pourraient jamais sortir ».

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Cependant, étant donné que ce monde est tenu par un marionnettiste qui est lui-même une marionnette,  Terminus radieux est moins un camps qu’un espace propice au passage vers le fictionnel :  « Terminus radieux c’était pas vraiment un kolkhoze, c’était plutôt un théâtre pour l’empêcher de passer l’éternité à bâiller en attendant que le monde se désagrège, et, pour ceux qui vivaient au village, c’était un sale rêve dont il pourraient jamais sortir ». (p.244 )

Théâtre et mise en abîme, il semble que se rejoue ici la structure de l’œuvre de Volodine, elle-même écrite par des pseudonymes, ou, en quelque sorte, par des personnages fictifs. Se joue alors un autre rapport au réel et à son auteur dans une création réflexive qui agit comme une projection différée et diffractée et où y plane cependant le soupçon de vanité, de vide, d’absence et d’illusion.

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Et ce cri qui s’abat sur Soloviei, et dont l’écho ébranle l’ensemble de l’entreprise de Antoine Volodine, d’Elli Kronauer ou encore de Lutz Bassmann « Le ciel est absent et il n’a jamais existé, seules tes marionnettes mentalement éclopées et mutiques, seules tes marionnettes sans jugeote sont témoins des tourbillons que tu crées, tu tires à toi les fils qui te rattachent à elle, seules elles sont auditrices de ta parole, pour le reste il n’y a personne parmi les morts et personne parmi les vivants, l’humanité a été balayée, l’humanité s’est dissoute dans le rien , avec exaltation elle s’est engagée sur le chemin des abimes et elle n’a pas laissé de miettes organiques récupérables, oubli absolue, absence absolue » (p.488 ).

N’est-ce pas le drame des écrivains de la Révolution. Antoine Volodine ou quelque soit son pseudonyme rejoint, ici encore, Heiner Müller, qui , dans Hamlet-Machine, se décrivait ainsi :  « Secrétant une bave de mots dans ma bulle insonorisée au-dessus de la bataille. Mon drame n’a pas eu lieu. »

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Les personnages se voient hésiter eux-mêmes, se pressentant les jouets d’un destin qui serait peut-être dicté par la main d’un maître, ils tentent, tant bien que mal, de lui faire résistance. Cependant, devant l’apparente ineptie de l’entreprise, ces consciences finissent toujours par abdiquer et la révolte en eux est étouffée avant d’avoir pu s’exprimer par des actes. Les acteurs, une fois privés de leur faculté d’agir, ne sont plus effectivement que des masques, des marionnettes, qui peuvent s’interroger, s’interpréter, mais non agir ou se révolter.

« Il est comme moi habité par Solovieï . Si ça se trouve depuis qu’on a quitté le Sovkhoze « Etoile rouge »on est tous des espèces de dépouilles habitées par Solovieï. Va savoir si ce moujik sorcier profite pas qu’on est tous mort, et si on est pas tous des marionnettes à l’intérieur d’un théâtre dont l’administrateur, les comédiens et les spectateurs sont une seule et même personne. »

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« Et puis non, pensa-t-il encore. Des dépouilles habitées, un théâtre hermétique intime. Quelqu’un qui s’amuserait avec des morts, qui manipulerait des morts pour voir ce qui se passe avec eux. C’est des choses qui peuvent pas exister. »

 

M-Magie et matérialités de l’image  (illustrations Javad Mirjavadov )

Il est intéressant de remarquer que les différents épisodes du roman sont souvent qualifiés de « scènes » ou d’images.  On revient alors à une technique, à un traitement des personnages, à une évolution narrative et à des procédés d’écriture qui se rapprochent de la démarche cinématographiques. Cependant, Volodine ne se limite pas à une écriture qui progresserait par l’évolution et le développement des images, mais il s’attache également à donner un corps à ces images, une matérialité, une consistance, une odeur, une musique. L’image évolue, elle peut s’épanouir et  peut péricliter. Il arrive parfois que la création et l’évolution de l’image deviennent le moteur même de l’écriture dramatique. On assiste à son processus de création ainsi qu’à celui qui mène à sa décomposition. L’auteur affirme d’ailleurs, dans une interview que :

« Dans le travail d’écriture, c’est toujours de l’image qui me passe en tête. Il s’agit de construire et d’animer l’image pour que les personnages s’y trouvent à leur place et pour y faire entrer les lecteurs. C’est tout un travail assez éloigné des réflexions sur les techniques littéraires. On est beaucoup plus dans des réflexions sur des techniques cinématographiques… Même si ça n’est pas tout à fait ça non plus, car il faut aussi faire intervenir des sensations de l’ordre du toucher, ou des odeurs: beaucoup de scènes se passent dans l’obscurité, sinon dans le noir absolu. »

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Dans Terminus Radieux, lorsqu’un personnage nous livre son histoire, c’est toujours sous la forme d’images qu’il lui est possible d’espérer la partager à son auditoire. Ainsi, lorsque Schulhoff s’apprête à exposer sa vie, les soldats et prisonniers du convoi  « étaient plutôt apathiques mais ils se préparaient à écouter ce qui se disait. Certains étaient vautrés dans le fossé et tournaient le dos à Schulhoff et à Iliouchenko mais la plupart attendaient que le gueux suicidaire se libérât de son histoire et fit naître en eux des images ».

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Cependant, l’image ne se crée pas nécessairement, elle peut rester abstraite, sans corps, et n’être alors plus en mesure de se projeter sur aucun écran ou sur une page, ni pouvoir se partager à quiconque. Il suffit que « l’idée (soit) là mais (qu’)elle n’aboutiss(e) pas à une ébauche de concrétisation sous forme de plan d’action« , pour que la communication soit rendue impossible. Lorsque l’image reste sous forme d’ébauche, lorsqu’elle ne trouve pas l’énergie nécessaire à son animation, personne ne peut la créer et personne la recevoir : « il cherchait à partager l’image avec quelqu’un, or l’image ne se créait pas et personne ne répondait. »  Dès lors, à l’image se substitue l’espace noir, comme l’exemplifie l’opacité des poèmes déclamés par Soloviei  : « une voix qui déroule en eux des images si obscures et si fondamentalement étrangères qu’ils n’entendent rien de saisissable et ne voient aucune image » (p.228).

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Quant aux poèmes de Soloviei ils sont un exemple de ces images violentes qui entrent dans les consciences comme « par effraction ».

« Les mots n’ont rien de véritablement étranger, mais les images qu’ils suscitent ne débouchent que sur des sensations de meurtre inaccompli, de cruauté diffuse et de malaise. On ne saisit pas l’intention de celui qui parle, et on ne comprend même pas qui prend parole. Quelque chose d’instable et d’hostile file directement sous la conscience de Kronauer. Comme dans la forêt mais avec une violence moins impérieuse, les phrases étranges s’introduisent en lui par effraction et, une fois dans la place, elles ne lui demandent pas son avis pour se tapir ou s’épanouir ». Cette remarque paraît d’autant plus pertinente au regard de la poétique même des œuvres de Volodine qui ne cessent d’affirmer et d’assurer leur démarche en en donnant les bornes et en réservant les clés.

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Observons le processus de création de l’image à l’œuvre dans le paragraphe de « La vieille forêt ». Cela s’ouvre par un jeu de lumières, tel un projecteur : « Maintenant, l’image se fait plus sombre ». Le regard cherche alors l’origine de cet assombrissement. Plus d’horizon céleste:  « Pas une découpure de ciel au dessus de nos têtes ». On se trouve comme enfermé dans la forêt :  « Seules des branches noires. Des couches épaisses de branches noires. » Puis l’enfermement se fait oppressant, prend un poids, une épaisseur, une consistance  : «  Un tissu épais, lourd et immobile » qui semble rappeler le poids du corps de Samiya Schmidt sur le dos de Kronauer.

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Il se développe ensuite tout un imaginaire d’odeurs : « Des odeurs fortes ». Puis le texte précise cette atmosphère en une énumération sous le signe de la nature et de la décomposition : « Résine, sphaignes pourries, bois en décomposition, gaz dans les marais. Bouffées puantes issues des couches profonde de la terre. Senteur des écorces, des viscosités stagnant sous les écorces, remugles de Larves. Champignons. Souche humides. Monstrueuses accumulation de polypores, de langue de bœuf, de clavaire géantes, d’hydres rameux. Larmes fétides sur les bords des tramètes. » On peut remarquer l’appui sur des adjectifs péjoratifs voire inquiétant ainsi qu’une approche qui pénètre l’image en profondeur (« dans les marais », « sous les écorces » « issues des couches profondes de la terre »). L’image se fait ensuite sonore ; et, pourtant, sur le silence, le bruit des pas : « Un silence intense que rien ne brise. Les bruit irréguliers des pas de Kronauer et le silence qu’aussitôt rien ne brise. »

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L’image sonore participe à la description visuelle du paysage puisqu’on revient une fois encore aux végétaux de la forêt, toujours avec ce même vocabulaire scientifique et botanique précis qui caractérise le regard de Kronauer  « Des branchettes qui craquent sous ses bottes. parfois, sous l’herbe et les fougères, le bruit de succion de la boue sous l’herbe et les fougère ». La scène qui se joue semble influencer le mouvement des paysages. Aux cheveux de Kronauer et au souffle de Samiya répondent les « troncs enchevêtrés, obliques, le plus souvent drapés dans de longues cascades de cheveux de sorcière » et leur « caresse froide et humide » sur sa figure. Mais rien ne se présente pour renouveler l’image. L’œil à beau y chercher un nouvel élément : « Aucun oiseau, aucun petit animal ». Le regard doit même s’éloigner du cadre de l’image pour chercher encore un signe de vie qui pourrait animer ce paysage qui semble prêt à s’éteindre : «  De loin en loin, des fourmilière géantes, sans agitation apparente mais peut-être habitées par des colonies noires et grouillantes »

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L’écriture peine, l’image ne se développe plus, elle s’épuise et l’action, comme la description, sombrent en un simple postulat : « La traversée est de plus en plus pénible. L’image est de plus en plus sombre« . Le paysage ne peut plus avancer sous forme d’images. Le texte doit changer de paragraphe et de point de vue. Il a alors recours à une approche plus métaphorique ou réfléxive : il quitte ce paysage qui s’ancrait encore dans une flore pour en dénoncer et donc en défaire la structure théâtrale : l’image n’est plus un paysage ou un lieu, mais un décor, un monde rêvé par Soloviei : « La vieille forêt est un endroit qui appartient à Soloviei »

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Le texte insiste lui-même sur cette dimension d’image et de métamorphose qu’on a identifiée. En effet, on remarque qu’il aime à assurer lui-même ses propres commentaires il aime à s’auto-qualifier. Comme l’écrivait Jugerson Luba dans Défense et illustration du post-exotisme en vingt leçon avec Antoine Volodine, le statut adopté par l’auteur, cette « posture ludique de l’écrivain, lui-même exégète de son oeuvre, tend à rendre poreuse la frontière entre l’espace du romancier et celui du critique ».

Le texte est lui-aussi mis-en scène, théâtralisé et il dispose en maître de ses propres didascalies. Il ne se contente pas d’engendrer des images, de les développer, il les souligne et les réfléchit à l’échelle de l’œuvre, à l’échelle du roman, certes, mais à l’échelle de l’ensemble de la production de Volodine en tant qu’auteur :

« Les sœurs se retrouvent après des aventures qui le sont séparées pendant toutes leur existence et elles meurent ensemble, ou elles se préparent à mourir ensemble. Sur ce schéma naît une image onirique qui appartient évidemment aux dernières respirations du roman. L’image est fréquemment imprégnée d’une violente angoisse, mais bien que terminale elle n’est pas toujours cataclysmique et, au contraire, elle est surtout faite de pénombre et d’attente. Le ciel s’obscurcit, il se métamorphose en une matière organique monstrueuse, dont Hanko Vogoulian entreprend rarement la description. Cette mort collective sous un ciel impensable est aussi un des tics d’auteurs de Hanko Vogoulian. »

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Le texte prévoit également ses propres effets : « C’est une scène horrible. On ne peut y assister sans être troublé en profondeur. On est pétrifié, on a l’impression d’être à l’intérieur d’une image étrangère, de s’être égaré dans un territoire mental hostile, on a l’impression d’être retombé dans les peurs atroces de l’enfance, d’être observé par des adultes inconnus ou encore d’être une pâte à modeler entre les mains d’un sorcier malveillant. »

Face à ces mots, on ne peut que rejoindre l’analyse de Franck Wagner qui, dans les études qu’il consacre à  l’œuvre de Volodine remarque qu‘ »Antoine Volodine comme la plupart des romanciers contemporains fait un usage intensif de ces procédures que l’on peut définir comme l’ensemble des moyens dont dispose un texte « pour assurer dans son corps même la désignation de tout ou partie de ses mécanismes constitutifs ». Ce statut influe sur la relation que l’auteur entretient avec son lecteur :   « Face à une fiction post-exotique, les lecteurs sont donc confrontés à un texte qui spécifie lui-même graduellement son propre horizon de réception, dispensant petit à petit les règles qui fondent sa cohérence particulière – et sa lisibilité »

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I-Inserts ou le viol par le poème (illustré par des œuvres d’Alexandre Gerasimov)

Antoine Volodine décrivait l’œuvre post-exotique comme  « un objet poétique marginal et rien d’autre ».

Au regard de cette définition, il semble que la spécificité de Terminus radieux réside dans la mise en abîme de cette condition de l’œuvre par l’insert, au sein du roman et de la fiction, de textes qui, identifiables par leur police propre, y font effectivement figure d’objet poétique et marginal.

Les exemples types de cette mise en scène poétique du texte sont, bien entendu,  les proses de Soloviei que Mémé Oudgoul qualifie d’emblée « d’élucubrations » et de « bredouillis fantastiques déclamés par un fou ». Ces textes inclassables qui selon Soloviei sont « du texte parlé pendant ses transes »  qui dit avoir écrit « pendant que je marchais dans le feu ou après que j’avais franchi les portes de la réalité ou de la mort ». Et il ajoute : « J’ai enregistré ça dans l’au-delà. Des rouleaux inclassables qui n’ont  jamais de titre ni de date. C’est une voix jaillie de l’espace noir. Elle appartient autant au présent qu’au passé. Ou même à l’avenir. Faut écouter ça avec son ventre plutôt qu’avec ses oreilles ».

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L’insert de ce texte-poème à la police étrangère au sein de la structure du roman rejoue le thème du poème-viol si redondant dans Terminus Radieux. La voix du poème est un corps de lettres qui résiste au roman et, d’une certaine manière,  fait violence à l’œuvre, la pénètre, y résonne, se retire et s’éteint. « Il avait nettement senti que quelqu’un s’introduisait en lui, prenait ses aises et paradait sous sa voûte crânienne sans le moins du monde respecter son intimité. C’était à la fois psychique et physique. Celui qui parlait le violait. Celui qui disait le poème l’avait violé puis s’était retiré ».

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D’ailleurs dans une interview qu’il accorde à l’occasion de l’obtention du Prix Médicis, Volodine rappelle que le personnage de Solovieï est tirée d’une « figure de la tradition épique russe : le Rossignol brigand ». Ce dernier, comme le personnage central de terminus radieux vit dans la forêt, et personne ne sait s’il s’agit au fond d’un brigand ou d’un oiseau, puisqu’il n’est pas décrit et se contente de terrasser les gens qui passent dans la forêt en sifflant horriblement. Solovieï lui ne siffle pas, mais « dit des poèmes qui déstabilisent ceux qui les entendent. Des poèmes en prose baroques et étranges destinés à statufier l’esprit de ceux qui les entendent ».

On notera également que ces inserts, tout comme le personnage de Solovieï et celui de Kronauer, évoquent aussi une démarche intertextuelle en faisant appel à une œuvre à destination jeunesse, écrite sous le pseudonyme d’Elli Kronauer : Ilia mouromets et le rossignol brigand.

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Agression tout d’abord auditive aux accents sexuels et répercussions cérébrales, ces poèmes sont constitués « d’allusions bizarres et étranges rendant compte de ses voyages dans le feu et l’éclair car il nidifie dans une pile nucléaire au milieu du feu et étincelles où il trouve des soldats qui l’aident à exister à l’intérieur du kolkhoze ».

Au fil des pages, précise Volodine, on se rend compte que Solovieï est un magicien et que c’est peut-être lui qui invente les morts et les vivants qui l’entourent. C’est ainsi qu’on arrive à une deuxième sorte d’insert de textes poétiques. Il s’agit des textes que déclament les soldats-prisonniers dans la scène qui a lieu autour d’un feu.

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Dans cette scène on assiste à des chants issus d’une tradition orale et populaire,  cet « autre texte » qui résonne comme un « poème » ou  une « déclamation musicale » (p.225). Ces inserts sont remarquables par leur mise en abîme et en relief au sein du texte qui les marquent d’une police propre et qui les caractérisent en apportant des précisions  métatextuelles. Prenons l’exemple de la scène de la voie ferrée et de ce moment où le train s’arrête et où les détenus et les soldats s’assemblent autour du feu et, créant une sorte de mini décor, chantent et mangent, racontent et inventent des histoire, comme dans un cadre pré ou post-historique,  qui semble s’organiser comme un monologue ou de dialogue théâtral organisé.

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En effet, sous les voix et les chants de Mathias Boyol et de Julius Togböd, plane le soupçon de mirage, de l’épisode, du rêve, le risque de s’éteindre et d’être illusion. En effet ne sont ils pas eux même sortis du feu autour duquel ils se pressent? Ne sont ils pas sortis de l’imagination de Solovieï ou de l’un de ses rêves au sein des flammes, ou au fond de sa pile nucléaire?  Quoi qu’il en soit, sa figure règne en maître. Auteur, poète et chamane, personnage et metteur en scène, son ineptie n’a d’égale que sa toute-puissance. Ces inserts d’un corps étranger au sein même de l’œuvre, confirme le statut de violeur et d’architecte de Solovieï, et renforce la structure dramaturgique de l’œuvre et le soupçon de théâtralisation qui plane sur le roman et sur ses personnages.

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Myriam Oumarik dira alors : « C’est comme un épisode dans un livre. Ça compte pour du beurre. C’est rien. Ça va s’effacer. Ensuite tout va recommencer comme avant (…) Il fait que répéter avec nous les mêmes situations. Il nous passe les mêmes cylindres sur ses phonographes et ses haut-parleurs. C’est lui qui décide de tout. Des fois il introduit des inventions dans son théâtre ». Et d’ajouter :« On est tous des espèces de bouts de rêves ou des poèmes dans son crâne » (p.337)

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N- Nécromancie et naufrage d’une mémoire (illustration photographies de la ville de Pripiat après la catastrophe de Tchernobyl)

Dans cette longue marche dans la taïga les personnages peu à peu s’épuisent et perdent le contact avec leur mémoire et avec eux-mêmes. Si la mémoire des personnages s’évanouit, celui du paysage, de la civilisation qui l’inspire semble également défaillir. A l’image des personnages rescapés d’après leur décès, ils évoluent dans une civilisation de l’échec, rescapée ou revenant de la 2° union soviétique. Comme ces êtres qui l’habitent, le monde et l’univers de Terminus Radieux semble quant à lui, rescapé d’un désastre écologique et nucléaire qui aurait rendu inhabitable la majeure partie de la planète.

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Ce qui « s’est passé avant, précise Volodine,  c’est la fin de la civilisation, de l’humanité et de la deuxième union soviétique (imaginaire politique et onirique)« . Si le monde de terminus radieux renvoie encore à notre URSS, à son idéologie, son espace (Russie, Sibérie, camps), cela n’est plus qu’en tant que postulat-souvenir déjà à demi effacé et s’effaçant encore. En effet on trouve des références permanentes à la littérature russe : Solovieï est un koulak qui aurait pu être décrit par Tolstoï, ses filles auraient pu être inventées par Tchekhov et semblent également issues des contes russes

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Si on peut lire cette fiction à la lumière de ce qu’on a connu de l’URSS, à l’expérience de la catastrophe de Tchernobyl, qu’on n’y lise point là de nostalgie de l’union soviétique. Il s’agirait plutôt ici d’une nostalgie « de ce qui avait créé l’élan révolutionnaire », non de l’union soviétique mais de ce qui l’a construit,  nostalgie de la révolution.

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De toute façon, la mémoire de la révolution semble s’effacer et avec elle le souvenir même de la possibilité d’un monde. Et, en parallèle, on voit la mémoire des personnages s’éteindre doucement sous nos yeux. Ils bafouillent devant le monde, lui sont étrangers. Si cette mémoire défaillante est celle d’un corps défaillant, tout cet univers industriel en décomposition, se teinte également d’une dimension magique qui semble tirer ses sources du chamanisme sibérien évoqué.

« Des sous-pensées désordonnées murmuraient dans les souterrains de sa mémoire, formulées dans une langue sorcière dont il ne comprenait pas une syllabe. Plus généralement, le sens du monde lui échappait » ( p.180 )

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Lorsque la mémoire fait défaut, un nouveau rapport au temps, à soi, au monde, au récit et aux mots s’ouvre alors. On doit se battre pour trouver le sens, comme pour retrouver un nom :

« J’essayais de me rappeler ce qui venait de se passer et ce que j’avais vécu pendant les jours qui avaient précédé. J’avais la tête vide. Rien me revenait. Pendant six ou huit mois j’ai été complètement amnésique puis j’ai retrouvé un peu de mémoire. Puis un peu plus. Ça s’est reconstruit par bribes au fil des années. Et finalement tout m’est revenu, sauf le nom de la femme que j’ai épousé au Levanidovo. Sans son nom je peux pas faire remonter mes souvenirs. J’ai pas non plus d’image très précise d’elle (…) Sans son nom, sans son image, c’est impossible de me souvenir vraiment d’elle. » (p.253)

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Bataille pour se souvenir de ce qui n’a jamais existé et vanité de la bataille puisque, face à une mémoire malade, vouée à disparaître, on se trouve en plein dans un monde de contrastes où la fiction est à la fois la lumière au bout du couloir et le noir qui engloutit tout avec lui.

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« Ni l’un ni l’autre ne se rappelaient ce qu’ils avaient raconté et, en particulier, s’ils s’étaient eux-mêmes mis en scène, à défaut de héros disponibles ou s’ils avaient remué leur propre passé ou, au contraire, inventé des personnages et des évènements (…)s’ils avaient ou non dérivé vers l’humour du désastre ou l’humour des camps ou le fantastique afin de ne pas étaler leur désespoir intime, ni s’ils s’étaient aventurés dans des univers ou des tunnels ou des univers parallèles qui par principe leur échappaient et les obligeaient à présenter des versions du réel et des rêves totalement aléatoire et où leurs personnages et leurs voix n’étaient rien ». (p.559 )

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U– Ubiquité et usurpation : L’auteur ou son personnage: « Il ou Je, peu importe. Lui ou moi même chose » (Mikhaïl Vroubel)

Quelle liberté pour la fiction et quelle dimension nouvelle du personnage que d’ouvrir la fiction après le temps de sa mort !  D’entrée de jeu, de nouvelles interrogations gagnent Kronauer, Iliouchenko et Vassilissa Marachvili : « Quand ils s’allongeaient par terre pour la nuit, ils se demandaient s’ils n’étaient pas déjà morts. Ils se demandaient cela sans plaisanter. Ils n’avaient pas les éléments pour répondre ». (p.11 )

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La fiction ou une vie après la mort, un terminus radieux pour briller encore, une fois notre vie éteinte. Les corps sont certes épuisés,  le monde dévasté, la parole difficile mais la fiction continue à s’écrire et les mots à s’engendrer.

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« Vassilissa Marachvili avait basculé dans quelque chose qui ne ressemblait que médiocrement à la vie. L’épuisement avait raviné ses traits, les poussières radioactives avaient attaqué son organisme. Elle avait de plus en plus de mal à parler. Elle n’en pouvait plus ».

Le personnage n’est plus qualifiable en tant que mort ou vivant, ni en tant qu’individu. « Femme et fille » c’est du pareil au même décrète Solovieï. Mais cette association n’est pas la seule et chaque être semble être aussi un écho de ses propres souvenirs, du poids d’un passé, d’un héritage. Ainsi, le binôme Kronauer et Samiya Schmidt dans la vieille forêt semble faire écho à ce«  couple d’errants, à jamais ni vivants ni morts- perdus » qui désignait  les parents de Kronauer.

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Chaque personnage et chaque épisode semble basé sur une machinerie cyclique voire obsessionnelle. La trame du récit s’organise à part d’une dynamique de répétition : « C’était une réflexion destinée à être fugitive, mais Iliouchenko mit plusieurs secondes à s’en extraire. Ben enfin, pensa-t-il, ça repose sur rien, c’est l’effet d’avoir été bringuebalé pendant des jours. C’est de la pensée obsessionnelle dans un cerveau en compote. Des flatulences mentales, rien d’autre. (p.222)

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Dès lors leur mental et leur corps sont intimement liés. Leurs défaillances se font écho et un même soupçon les atteints : D’où découle la fiction qui se joue ? Les personnages sont-ils plongés dans un coma ou dans un rêve et pris dans l’illusion d’avoir un corps ?

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Le personnage est à la fois tout puissant et à la fois impuissant, à l’image de l’auteur. Volodine affirmait d’ailleurs « Je suis donc comme les personnages, qui n’ont aucune illusion, mais d’autre part aiment jouer avec l’illusion. Et puis ça ne les empêche pas d’agir. Écrasés, ils inventent qu’ils ne sont pas écrasés, tout en sachant qu’ils seront écrasés. »

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« En fait ça ne ressemble à rien, et, politiquement c’est plus nauséabond et subversif qu’autre chose. Ça s’adresse à aucun public. C’est des œuvres complètes pour aucun public » p.121

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Deux qualificatifs pour discerner cette parole de Terminus Radieux : « Ubiquité et polychromie étaient depuis longtemps liées à son destin, ce qu’il se gardait de maudire, car il avait décidé d’errer à sa guise en se fichant de la dégradation et de l’extinction ».L’auteur est partout, dans chacun de ses personnages. C’est lui qui reflète leurs pensées, lui qui illumine anime les paysages qui les entoure. 

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L’image et le regard font corps. Ainsi, quand l’image disparaît, la voix se tait également. Lorsque les mots sont dépassés, le monde est englouti : « Puis, les ténèbres l’envahirent, et si on prend le sien comme point de vue, il disparut »

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C’est Solovieï qui, bien entendu, représente le mieux ce statut de l’auteur : « il recourait à ses facultés d’ubiquité pour demeurer là encore et encore. Souvent c’était à partir de là qu’il s’élançait vers des univers parallèles, vers des flammes étrangères, vers des espaces vides et des rêves où il était tantôt un chamane épouvantablement rancunier et invisible, tantôt un amant magnifique, tantôt un voyageur des mondes noirs, tantôt un nécromantien spécialisé dans la punition et les camps, tantôt un poète cryptique inoubliable, aux proses sans équivalent, interdites aux morts aux vivants et aux chiens »

 

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Dans l’interview qu’il accorde au Nouvel Obs et que le journaliste intitule : « Je ne suis pas un cas psychiatrique », Volodine affirme que :

« Dans la construction de cet ensemble littéraire assez vaste, le temps joue. Pendant des décennies s’accumulent des fragments, des morceaux, des choses inabouties, qui ensuite sont retravaillés et réinsérés dans des objets post-exotiques qui ont leur caractère abouti. C’est le fonctionnement de cette communauté d’écrivains. Les voix se stratifient, s’échangent, se croisent, pour former au bout d’un certain temps quelque chose qui est un objet accompli, qui prend la forme d’un roman, et se trouve publié ensuite ».

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Tout y fonctionne par fractions (ou factions ?), par groupes, les voix ne sont jamais individuelles. Il s’agit toujours d’une expression collective. Ce projet pré-existait.« C’est très difficile de faire exister d’autres que soi-même. Non seulement d’être porte-parole, mais d’aider à la naissance de leurs livres. »

Luba Jurgenson qualifie cet édifice littéraire d’œuvre de déstabilisation. Selon la critique, l’auteur s’attaque en profondeur au « pacte auctorial » en créant, par le biais de multiples pseudonymes et de multiplication d’instances narratives, « une communauté d’écriture » représentée par « des hommes et des femmes [qui] après des années de guérilla urbaine, de violence et de plomb, se retrouvent dans un même espace carcéral ».

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Au sein de Terminus Radieux, l’œuvre de déstabilisation semble mise en abyme. Comme très souvent chez Volodine, les personnages sont également auteurs : les poèmes de Solovieï, mais aussi les commentaires et précisions concernant Hannko Vogoulian :

« Du post exotisme, sur quoi elle avait peu de lumières, Hannko Vogoulian avait surtout retenu des contraintes formalistes, et c’est pourquoi elle s’obstinait à diviser ses livres en quarante-neuf chapitre ou même en trois cent quarante-trois parties, et, de temps en temps, elle faisait le compte de ce qu’elle avait produit, avec l’idée qu’il serait bon de numéroter ses ouvrages afin d’arriver, au fond des siècles, à un total harmonieux, multiple de sept ou formé de chiffres identiques, comme cent onze ou mille cent onze. »

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Dans cet extrait Volodine met l’accent sur l’architecture propre à Terminus Radieux. Il recourt à l’oeuvre d’Hannko Vogoulian pour mieux exprimer et s’expliquer sur les règles qu’il s’est lui-même fixées : « Je me donne des contraintes, en général chiffrées: nombre de chapitres, de sous-chapitres, etc. Mais contrairement à l’Oulipo, je ne les rends pas publiques. Elles représentent un défi que je me lance à moi-même. Il m’oblige à repenser chaque phrase, à être près de ce que j’écris, au caractère près. Cette méthode me permet de savoir quand c’est fini. » Par le biais du personnage, le texte s’explique ou parfois s’excuse: « elle n’a pu éviter des tics d’auteur. Elle ou moi peu importe ».

 

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Que le nom du village soit également le nom de l’œuvre est significatif : le camps devient l’espace même du livre, le parcours des personnages sur ce territoire, celui de l’écrivain et celui du lecteur:

« A moins d’emprunter un chemin monstrueusement long et hasardeux, on ne peut atteindre (…)« Terminus radieux » sans la traverser. Mais la traverser signifie aussi errer sous ses arbres hostiles, avancer sans repères, en aveugle, signifie marcher avec effort au milieu de ses traquenards étranges, hors de toute durée, signifie avancer à la fois tout droit et en cercle , comme empoisonné, comme drogué, en respirant avec difficulté comme dans un cauchemar où l’on s’entend ronfler et gémir mais où le réveil n’advient pas, signifie être oppressé sans discerner l’origine de sa peur , signifie redouter aussi bien les bruits que le silence, signifie perdre le jugement et pour finir ne comprendre ni les bruits ni le silence. Être au cœur de la vieille forêt signifie aussi parfois ne plus sentir sa fatigue, flotter entre vie et mort, demeurer suspendu entre apnée et halètement, entre sommeil et veille, signifie aussi s’apercevoir qu’on est un habitant bizarre de son propre corps, pas vraiment à sa place, comme un invité pas vraiment bienvenu mais qui s’incruste et qu’on supporte à défaut de pouvoir l’expulser, qu’on supporte en attendant d’avoir un prétexte pour se séparer de lui sans douceur, qu’on supporte en attendant de le chasser ou de le tuer »

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Quelle position de lecteur le texte nous laisse-t-il alors ? Face à un texte qui semble divaguer mais qui, pave son chemin de bornes qui en soulignent, en expliquent, en excusent et et en assoient la trajectoire sans l’expliciter vraiment pour autant :

« on est pris à l’intérieur d’un rêve dont les mécanismes nous échappent. On est pris là-dedans et on a aucun moyen de s’en sortir. »

Les ressources de la fiction sont ici poussées à leur extrême limite, jusqu’à la simulation d’une posture militante, exprimée notamment dans le dernier texte du recueil, « À la frange du réel », qui « oblige » le lecteur à prendre parti. « Si l’on souhaite réfléchir aux valeurs du post-exotisme, on aura donc le choix entre deux attitudes : la première va chercher à lire, à analyser, à découvrir, à aimer ou à détester le post-exotisme depuis le monde officiel. […] La deuxième va choisir de regarder le post-exotisme de l’intérieur, sans se soucier du reste. […] Cette deuxième attitude donne naissance à ce que les écrivains post-exotiques appellent des lecteurs et des lectrices “sympathisants”. » (P. 389).

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Si face à l’univers de Volodine, le lecteur se retrouve soit partisan soit ennemi, soit soldat, soit prisonnier, si chaque livre est un camps, chacun, comme le remarque Franck Wagner, s’insère également dans un « univers fictionnel en constante expansion, dont la tension dialectique constitutive entre dispersion et cohésion induit une caducité de la clôture textuelle, certes à chaque fois posée, mais toujours et simultanément déposée — « Chaque livre est une entité indépendante, mais, au fil des livres, on reconstitue un tissu de plus en plus solide » .

Et Terminus Radieux, camp idéal pour certains ou prison atroce pour d’autres, recèle en soi et met en scène l’ensemble de l’œuvre, du geste et de la démarche post-exotique, qui, pour reprendre et terminer sur les mots d’Antoine Volodine dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze :

« La littérature post-exotique offre au lecteur détenu — son seul destinataire réel—un temps de complicité inaboutie. Au lecteur occasionnel, elle offre un moment de calme caresse poétique. Au lecteur rapace, un espace équivoque où son hostilité se gaspillera »

 

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BASQUIAT, COMME UN FLASH DE LUMIERE NOIRE

« Jean-Michel a vécu comme une flamme.
Il a vraiment brûlé vivement.
Puis le feu s’est éteint.
Mais les cendres restent chaudes… »
(Fred Braithwaite, alias Fab 5 Freddy)
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Victime le 12 août 1988 d’une surdose de Speedball (injection simultanée d’héroïne et de cocaïne), Jean-Michel Basquiat connaît une mort aussi foudroyante que sa vie a été fulgurante : à 27 ans, il nous laisse plus de 2000 peintures et dessins.
Né le 22 décembre 1960 au Brooklyn Hospital de New York, enterré au Greenwood Cemetery de Brooklyn, Jean-Michel Basquiat est, comme disent les Etats-Uniens «as American as apple pie». L’artiste qui a longtemps squatté dans les bas-fonds de New York vend ses œuvres à prix d’or dans les galeries huppées de Manhattan, jetant un pont entre la culture uptown des Noirs et la culture downtown des Blancs. L’homme qui brandit à tout instant sa négritude la tourne tout autant en dérision que le racisme qu’il dénonce. Le fils du père haïtien devient hougan (prêtre) du culte vaudou, mais le fils de la mère portoricaine prie des anges catholiques, fussent-ils déchus. L’autodidacte de l’histoire de l’art, adepte du trait puéril, du pâté infantile, du biffage immature, fait tout pour cacher sa profonde connaissance des dessins de Léonard de Vinci et son goût immodéré pour l’anatomie artistique.
L’apparente simplicité de l’œuvre de Jean-Michel Basquiat est donc un leurre. Et c’est trop rapidement que le curieux pressé classera l’artiste dans le pandémonium des artistes new-yorkais oubliés des années 1980. Le flâneur attentif aura, lui, le bonheur de découvrir que dans Basquiat, il y a du Warhol, du Dubuffet, du Twombly, du Léonard de Vinci, du macabre, du vaudou, du catholique, de l’anatomique, du bebop, du hip-hop, du Noise Rock, de l’afro-américain, du latino-américain, du graff, du tag, de la boxe, de la couleur pure sortie du tube.
  • BASQUIAT ET LES MOTS : le poète & le peintre.

Bomber les mots : Basquiat et la poésie du tag

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Avant d’être reconnu comme peintre, Basquiat a beaucoup taggé à partir de 1977 son «blaze » (pseudonyme) de SAMO © (Same Old Shit) sur les murs de Greenwich Village, ajoutant des poésies tourmentées et absconses. La première fois que l’hebdomadaire Village Voice parle de Basquiat en 1978, c’est pour ces écrits. Basquiat est donc reconnu comme poète avant de l’être comme peintre.

 

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Basquiat en est resté à la forme simple du tag, délaissant les formes plus élaborées de graffitis comme les pièces ou les fresques sur les murs des rues ou dans les métros. C’est à cette époque qu’il trouve aussi la couronne à trois pointes qui sera une marque récurrente de ses tableaux.
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On voit Basquiat bomber un mur dans Downtown 81, un film qui devait s’appeler initialement New York Beat (le rythme de New York).

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Exprimer les mots : Basquiat et la culture latino-américaine

 

La langue qui apparaît majoritairement sur les toiles de Basquiat est l’anglais américain ou l’espagnol. Il a appris cette langue auprès de sa mère Mathilde Andrades (née à Brooklyn de parents portoricains), puis l’a approfondie à Porto Rico, où il a vécu : le tableau Culebra (1981) évoque cette petite île de Porto Rico.
Basquiat connaît aussi le spanglish (mélange d’anglais et d’espagnol) et le calo, un argot mexicano-américain qui comprend de nombreux mots gitans. Le latino-américanisme de Basquiat se traduit aussi dans certaines thématiques religieuses. Des écoles catholiques qu’il a fréquentées dans son enfance, Basquiat a gardé les anges (Angel, 1982) ou le diable ( le Pink Devil de 1984 ou le très expressif Devil de 1982).
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Son Fallen Angel (1981) est cependant au confluent des cultures, et a autant l’air d’un ange déchu que d’un fétiche africain.
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Colorier et rayer les mots : Basquiat et le révélé du caché

 

« Je biffe les mots pour que vous les voyiez mieux.
Le fait qu’ils sont à demi effacés vous donne envie de les lire. »
(Basquiat)
L’artiste multiplie sur ses toiles les mots, les lettres ou les signes des routards décrits dans le Symbol sourcebook : an authoritative guide to international graphic symbols d’Henry Dreyfuss. Ces mots, il les couvre de peinture, les raye, les cache, les assemble selon une technique d’association libre. Les livres favoris de Basquiat sont The Subterraneans de Kerouak et Junkie de Burroughs, il connaît très bien la technique du cut-up (collage littéraire) formalisée par le pape de la Beat Generation.
Pour ce qui est de sa palette, Basquiat ne fait pas dans le pastel, mais utilise des couleurs saturées directement « en sortie de tube ». Chez lui, les teintes sont pures et sauvages, les bleus incandescents et électriques, les jaunes d’un or sans alliage. Cette exubérance des coloris est indissociable d’un humour ravageur essentiellement fondé sur la dérision et l’autodérision. La drôlerie de Basquiat est cependant souvent celle d’un grand clown triste : ses couleurs dominantes sont un rouge sang inquiétant et un noir funèbre.
Pour comprendre l’humour un peu particulier de Basquiat, il faut citer ce dialogue entre Henry Geldzahler et lui :
– « Aujourd’hui, il y a de la colère dans ton œuvre ?
– Il y a à peu près 80% de colère.
– Mais il y a aussi de l’humour
– Les gens rient quand on tombe sur le cul. C’est quoi l’humour ? »

 

Les mots dessinés : Basquiat et les Comics 

 

Chez Basquiat, les mots sont comme des sortes de bulles de bandes dessinées. L’univers des comics apparaît très tôt dans son œuvre : en 1978, sa série de dessins Comic Books est inspirée des revues de super-héros. Cette source d’inspiration ne le quitte jamais. Superman et la kryptonite apparaissent à plusieurs reprises, comme dans Jesse (1983), hommage à Jesse Owens.
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Ce tableau tire aussi une partie de son univers mental du cartoon de la Seconde Guerre Mondiale Popeye Versus The Nazis. Le marin est aussi un héros récurrent chez Basquiat, comme dans Popeye has no Pork in his Diet (1982).
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  • Basquiat et les notes: le musicien-peintre

Basquiat et le hip-hop : Le Disc Jockey et le Master of Ceremony de la peinture

Le hip-hop est : «une guerre symbolique et idéologique contre les institutions et les groupes qui oppriment symboliquement, idéologiquement et matériellement les Afro-Américains. Ainsi la musique de rap est une scène contemporaine offerte au théâtre des exclus du pouvoir ».
(Tricia Rose)
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Les liens entre le hip-hop et Basquiat sont indéniables. In the Cipher (1982) rappelle d’ailleurs ce collectif hip-hop où chaque participant en improvisant apporte sa contribution à une œuvre commune. La pratique de Basquiat s’apparente beaucoup à celle du Disc Jockey (DJ) et du Master of Ceremony (MC) typiques de ce milieu. En 1982 Basquiat a d’ailleurs été DJ dans les clubs de Manhattan et a même produit un album de rap, Beat Box, en 1983.
Le DJ utilise des disques dont il n’a pas écrit une seule note comme un instrument, déforme totalement leur son original par la technique du « scratching » (apparu à New York en 1981 pour l’album The Adventures of the Wheels of Steel de Grandmaster Flash), et crée ainsi une œuvre entièrement nouvelle. De même, Basquiat recycle une histoire de la peinture occidentale dont il se sent exclu, lui appliquant une distorsion violente et la remixant pour mieux la régénérer. Quant au MC, c’est le chanteur ou rappeur qui tord les mots pour mieux les faire entendre : il suffit de voir les mots biffés par Basquiat sur les toiles pour y voir une démarche similaire
Basquiat et le bebop : improviser la peinture sur un solo de jazz

 

Le jazz sous-tend toute l’œuvre de Basquiat. Pas le jazz « mainstream » initial, mais le bebop rapide de Thelonious Monk, de Charlie Parker et de Dizzy Gillespie. Basquiat écrit et peint sur ses tableaux d’une façon syncopée qui rappelle le scat, cette forme d’improvisation vocale où les onomatopées remplacent les paroles. Les PRKR et CPRKR qui apparaissent dans Now’s the Time (1985) désignent ainsi Parker et Charlie Parker, alias « Yardbird » ou « Bird ». Dans Grain Alcohol (1983), MLSDVS est Miles Davis, DZYGLPSE Dizzy Gilespie, et MX RCH Max Roach.
Toute la peinture de Basquiat est une improvisation jazzistique qui ne cesse de parler de jazz : Charles the First (1982) ;CPRKR (1982),
Discography One (1983) ; Discography Two (1983) ;
Horn Players (1983) ; Lye (1983), qui fait référence à Nat King Cole ;
Trumpet (1984) ;Max Roach (1984) ;
Ellington (1985) ;
  • Basquiat et le zarico : se souvenir d’Haïti sur un air d’accordéon

Basquiat et le zarico : se souvenir d’Haïti sur un air d’accordéon

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Dans Zydeco (1984), Basquiat marque aussi un intérêt pour le zarico (zydeco en anglais), une musique de Louisiane jouée par les Noirs à partir de 1930, et qui privilégie l’accordéon. La culture cajun, parmi ses nombreuses influences, compte une composante haïtienne dont Basquiat se sent proche, ayant un père né à Port-au-Prince
Basquiat et le rock : peindre dans un déluge de décibel
Les mélomanes amateurs de rock connaissent bien l’informel « Club des 27 », qui regroupe les musiciens morts violemment à 27 ans (Jimi Hendrix, Brian Jones, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain pour ne citer qu’eux). On pourrait y ajouter le nom de Jean-Michel Basquiat, mort à 27 ans et musicien de rock. Le rock n’intéresse Basquiat que sous la forme particulière du « Noise Rock » ou « rock bruitiste » : ce dernier ,repose sur un déluge de décibels, et prend la forme d’un maelström sonore qui massacre volontairement toute idée de solfège.
En 1979, Basquiat fonde un groupe de ce genre qui s’appelle Channel Nine, puis Test Pattern, et enfin Gray , avec lequel il joue au Mudd Club jusqu’en 1980
  • Basquiat et la négritude : peindre en Noir dans un monde de Blancs

Basquiat l’Afro-américain : la peinture comme dénonciation antiraciste

« Tous les jeunes Noirs vivant dans un monde de Blancs en savent plus sur les Blancs que les Blancs sur les Noirs. » (David Bowie)
Basquiat s’interroge systématiquement dans ses peintures sur la vie des Noirs dans un monde de Blancs, sur l’afro-américanisme, sur la négritude et sur le racisme. Irony of the Negro Policeman (1981) résume bien la position de Basquiat sur le sujet : est-ce l’ironie que le Noir éprouve à se retrouver policier au milieu des Blancs ? Est-ce l’ironie que les Blancs ressentent à l’égard de ce Noir devenu policier ? Est-ce l’ironie que les Noirs ressentent à l’égard de ce Noir qui travaille avec les Blancs ?
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Les préoccupations de Basquiat ne sont pas très éloignées des problématiques de Peaux noires, masques blancs, de Franz Fanon.
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De même Famous Negro (1981), qui montre un squelette de Noir lynché, est une dénonciation de l’expression raciste selon laquelle un bon Noir serait un Noir mort. Basquiat joue ainsi dans son œuvre avec tous les clichés qui voudrait que les Noirs soient plus forts physiquement, qu’ils aient de longs sexes ou le sens du rythme : chez Basquiat, les Noirs sont musiciens, sportifs et le sexe des personnages de Basquiat est souvent visible.
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Basquiat ne cesse d’interroger le racisme et l’histoire de l’esclavage : Jim Crow (1986) évoque les lois ségrégationnistes du même nom qui n’ont été abolies que dans les années 1960, Mississipi (1982) la région où ces lois ont été appliquées avec une grande sévérité.
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Potomac (1985) rappelle que le fleuve marquait la limite entre l’Union et les Etats Confédérés, Slave Auction (1982) dénonce les ventes d’esclaves. Toussaint Louverture versus Savonarola (1983) parle de la libération des esclaves haïtiens par le leader noir.
Une peinture de 1986 s’appelle tout simplement Black (Noir). Maid from Olympia (1982), qui ne reprend du célèbre tableau de Manet que la figure noire, est à la fois un hommage à l’art occidental et une critique de celui-ci, ce dernier n’étant capable de représenter les Noirs qu’en tant qu’esclaves
 
« J’utilise le Noir comme protagoniste principal de toutes mes peintures. Les Noirs ne sont jamais portraiturés d’une manière réaliste, pas même portraiturés dans l’art moderne, et je suis heureux de le faire. »
(Basquiat)
Basquiat exalte donc avec bonheur toutes les vertus des Noirs, grâce à tout un panthéon des héros de la négritude, sportifs ou leaders politiques : Hank Aaron, Jackie Robinson, Jesse Owens, Jersey Joe Walcott, Langston Hughes, Malcom X, Marcus Garvey… Et une couleur majeure des tableaux de Basquiat est, bien entendu, un noir profond
Basquiat et le vaudou : la magie noire de la peinture
Jean-Michel n’oublie pas que son père Gérard est né à Port-au-Prince. Il s’intéresse donc à Haïti et au vaudou, ce dernier étant pour lui une autre façon d’aborder la négritude. Le griot qui apparaît dans Gold Griot (1984) prend dans Grillo (1984), la forme d’Ogun, à la fois divinité yoruba et esprit vaudou. Ses attributs traditionnels sont rappelés par les mots « fer » et « lame ». En même temps, Basquiat privilégie le côté « bande dessinée », disant d’Ogun
«He is present in the speeding Bullet (Il est présent dans la balle qui fuse) ».
Sans que cela ne nous étonne, Basquiat traite le vaudou haïtien avec un mélange de respect et de moquerie, l’abordant à la fois comme la vénérable religion de ses ancêtres, et comme un cliché pour Blancs à base de magie noire, de zombies, et de Baron Samedi, l’esprit vaudou des morts.
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Dans To repel Ghosts (1986), il faut ainsi repérer le discret TM (Trade Mark) pour comprendre que chasser les fantômes est (aussi) une entreprise commerciale.
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Gri Gri(1986) est tout autant un fétiche africain que la « poupéevaudou » des rituels de conjuration.
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L’humour noir de Basquiat est présent dans Después de un Puño(1987), où
« après un coup de poing » (titre du tableau), on finit par rencontrer un squelette en haut-de-forme qui n’est autre que Baron Samedi.
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Dans The Guilt of gold Teeth (1982), ce Baron Samedi est un vampire de film d’horreur ou un Picsou de bande dessinée, cette équation Baron Same di = baron du capitalisme apparaissant aussi dans Slave Auction (1982).
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Le tableau le plus représentatif de l’intérêt de Basquiat pour le vaudou haïtien est Exu (1988), où l’esprit apparaît sous les traits typiques d’une divinité cornue. Basquiat n’ignore pas que les missionnaires se sont particulièrement acharnés sur Exu, trop vite assimilé au diable de l’Occident. Sa peinture est donc à la fois une exaltation des valeurs de la religion vaudou, et une critique de l’intolérance
Basquiat et les boxeurs noirs : la peinture comme uppercut

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Le monde de la boxe fascine Basquiat. Saint Joe Louis surrounded by Snakes (1982) rend hommage à son idole Joe Louis alias le « Bombardier brun », Sugar Ray Robinson (1982) évoque le « plus grand boxeur de l’histoire ».
Ce sport est pour Basquiat une métaphore de la vie, où on se prend quelques tapes, mais où on rend Coup pour coup, pour reprendre le titre de F. X. Toole, l’auteur de la nouvelle La Brûlure des cordes, adaptée au cinéma sous le titre Million Dollar Baby.
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Basquiat peint lui-même comme un boxeur : ses coups de pinceau sont des directs, des crochets et des uppercuts qui laissent l’amateur d’art KO. Face à son terrible Boxer
(1982), le spectateur se retrouve face-à-face dans la position de l’adversaire, et tremble. Basquiat l’autodidacte boxe toute l’histoire de l’art occidental, la laissant à l’abandon, malade, et quasiment morte… Le monde de l’art contemporain s’en est relevé, mais il a été sonné plus de dix secondes
Basquiat, l’enfant abandonné et adopté de Twombly et Dubuffet
 
« Si Cy Twombly et Dubuffet avaient eu un enfant et l’avaient abandonné pour le faire adopter, ça aurait été Jean-Michel. L’élégance de Twombly y est et aussi le côté primitif du premier Dubuffet. »
 
(René Ricard)
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Même si l’artiste qui n’a pas suivi d’école d’art semble dessiner comme un enfant, l’autodidacte a retenu à une vitesse fulgurante tout l’art occidental du 20e siècle. Comme une plaque photographique ultrasensible, il a été impressionné tour à tour par Jean Dubuffet, Franz Kline, Willem de Kooning, Pablo Picasso, Jackson Pollock, Robert Rauschenberg et Cy Twombly. Dans les nuits de New-York, l’artiste restitue toute cette lumière noire comme un « enfant flamboyant », The Radiant Child du documentaire de Tamra Davis. Un enfant apparemment joyeux qui multiplierait les bêtises pour mieux cacher ce qui compte vraiment pour lui. Au fond, Jean-Michel reste l’enfant fugueur de ses jeunes années qui, tel un fils prodigue, quitte dans un claquement de porte le giron de l’art occidental pour constamment y revenir. L’œuvre de Basquiat est toujours ainsi d’une tendre brutalité et d’une violente douceur, celle d’un enfant hypersensible qui montrerait ses poings pour cacher ses rires et ses larmes.

 

  • Jean-Michel Basquiat et Léonard de Vinci : deux peintres de la Renaissance

Basquiat, les dessins de Léonard de Vinci et la Joconde :
Les dessins de Léonard de Vinci et la Joconde exercent un fort attrait sur Basquiat. Cette admiration se traduit soit explicitement comme dans Leonardo da Vinci’s Greatest Hits (1982), Lye (1983) où est représentée une Joconde, Mona Lisa (1983) ou Leonardo da Vinci (1966), soit de manière plus implicite, comme dans Riding with Death (1988), où les diverses couches de peinture cachent une esquisse tirée d’un carnet de l’artiste de la Renaissance.
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Il pourrait paraître étonnant de voir un artiste comme Basquiat revendiquer l’héritage de Léonard de Vinci. En fait, Basquiat en particulier et tous les artistes new-yorkais des années 80 considèrent que l’art occidental moderne est mort et qu’ils sont donc les artisans d’une Renaissance de l’art contemporain.
Basquiat, Léonard de Vinci et l’anatomie artistique : peindre l’intériorité et la maladie.
Les études d’anatomie artistique de Léonard de Vinci attirent particulièrement Basquiat, qui nourrit depuis son enfance une véritable manie pour cette discipline.En mai 1968, Basquiat est heurté par une automobile. Hospitalisé au King’s County Hospital, il subit de lourdes opérations, dont l’ablation de la rate. Sa mère lui offre alors un traité d’anatomie, Anatomy of the Human Body d’Henry Gray, que Basquiat considérer a toute sa vie comme un livre de chevet. Le groupe qu’il fondera en 1979 s’appellera d’ailleurs Gray. Par la suite Artistic anatomy de Paul Richer semble aussi l’avoir marqué.
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Basquiat est obsédé par l’anatomie et les fluides corporels, comme dans Pharynx (1985), où sont écrits les mots Blood, Feces, Urine, Mucos, Bile.
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In Italian (1983) est aussi recouvert de références médicales : Sangre, Corpus, Diagram of the Heart Pumping, Blood, Teeth.
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Basquiat aime bien représenter l’intérieur des corps, comme dans Versus Medici (1982) ou Grazing – Soup to Nuts, MGM – 1930 (1983) où il ne cache respectivement rien des intestins d’un homme et d’un dinosaure.
En 1982, Basquiat lance un portfolio de sérigraphies intitulé Anatomy, ce qui prouve bien que ce thème ne cesse de traverser son œuvre. En même temps, le titre d’Agony of the Feet (1982) montre bien qu’il se rend compte de sa monomanie anatomique et qu’il la traite avec son habituelle autodérision.
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  • Basquiat et Warhol : rencontre de l’étoile filante et de la supernova

Jean-Michel et Andy : quinze minutes de célébrité et quelques années d’amitié

 » In the future, everyone will be world-famous for fifteen minutes »

(Andy Warhol)
On a beaucoup glosé sur la prophétie d’Andy : comme tous les oracles, il est cruel. Les gens seront certes tous célèbres quinze minutes. Mais ils ne le seront pas une de plus. Comme l’a bien montré l’exposition Andy Warhol – Supernova : stars, deaths, and disasters, les étoiles finissent par exploser dans un chaos effroyable, ce qui a d’ailleurs été le cas de Basquiat. Les rapports de Warhol et de Basquiat ont un peu été ceux d’un mentor et d’un disciple. Collaboration with Andy Warhol (1984) et 6,99 Jean-Michel Basquiat & Andy Warhol rappellent qu’ils ont d’ailleurs travaillé ensemble.
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Les deux hommes se sont rencontrés en octobre 1982, présentés par Bruno Bischofberger, le marchand de Jasper Johns, Roy Lichtenstein, Robert Rauschenberg, et Andy Warhol. Même si leur profonde amitié s’est un peu refroidie à la suite d’une brouille en 1985, la mort d’Andy Warhol le 22 février 1987 laisse Jean-Michel Basquiat complètement effondré.
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Gravestone (1987) qu’il peint alors est naturellement d’une tonalité plus funèbre que le drôle de portrait qu’il lui avait consacré en 1984 : Brown spots (Portrait of Andy Warhol as a Banana). Cette œuvre fait bien entendu allusion à la célébrissime pochette de l’album Velvet Underground and Nico, sorti en mars 1967. Le disque a connu (à l’époque) un échec cuisant, mais la banane aux taches brunes un succès fulgurant.
Basquiat, New York et le SIDA : peindre la mort comme une vanité contemporaine
Une rumeur de l’époque disait que Warhol était mort du SIDA, comme de nombreux artistes contemporains. Ce qu’on appelle alors aux Etats-Unis le GRID (Gay-Related Immune Deficiency), puis AIDS (Acquired Immune Deficiency Syndrome or acquired immunodeficiency) à partir de juillet 1982 est une terrible pandémie entraînant plusieurs dizaines de millions de morts. Elle suscite dans le monde moderne la même panique et les mêmes excès irrationnels que la peste dans les siècles passés.
Dans le milieu artistique du New York des années 80, c’est l’hécatombe. Une conséquence inattendue de cette époque est un renouveau contemporain des « danses macabres » et des « vanités ». Le «memento mori» et l’« ars moriendi» reviennent en force. Le SIDA redonne en quelque sorte, tout comme la peste noire au Moyen Âge, de la force à l’art macabre : ainsi, Mapplethorpe, victime du SIDA, photographie plusieurs fois des crânes.
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Basquiat s’inscrit dans cette veine avec Skull (1981), parfois nommé Head, qui est à la fois un crâne typique des vanités occidentales, un crâne surmodelé caractéristique des arts premiers, et une représentation anatomique avec ses nerfs et ses vaisseaux.
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Red Skull (1982) présente aussi ce caractère de vanité. Riding with Death (1988) est une danse macabre dont l’humour n’est pas absent : selon une convention (pas toujours suivie dans les faits) de la statue équestre, le membre avant droit de la Mort cheval levé signifierait que Basquiat se considère comme « assassiné par ses ennemis en dehors du champ de bataille »… ce qui n’est pas dénué d’un certain humour noir : dans ses dernières années, Basquiat pensait que son entourage ne le fréquentait que pour lui voler ses tableaux et les revendre à des prix faramineux sur le marché de l’art.
Jusqu’à la fin, Basquiat n’a donc cessé de chevaucher avec la Mort…

Cezanne, le chant de la terre, Fondation Pierre Giannada, Martigny

« Paul Cézanne s’impose naturellement comme le mentor le plus emblématique de la
génération des impressionnistes et figure, à son acmé, au premier rang des maîtres de la
modernité. »
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INTRODUCTION

Depuis deux décennies, la Fondation Pierre Gianadda explore et partage l’univers des peintres impressionnistes : Degas, Manet, Gauguin, Van Gogh, Berthe Morisot puis Monet et Renoir ont habité ses cimaises lors de présentations monographiques de très grande envergure. Dans la poursuite de cet élan, une centaine d’œuvres –quatre-vingt toiles et une vingtaine d’ aquarelles et dessins – de Paul Cézanne, issue des plus prestigieuses collections internationales, souligne aujourd’hui la place et le rôledu maître d’Aix à travers la représentation de la nature, épousant ce Chant de la terre dont son Œuvre célèbre la quintessence vers la modernité. Pour ponctuer ce cycle, Paul Cézanne s’imposait tout naturellement.

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Un regard nouveau

La lecture sensible et poétique du maître d’Aix que propose Daniel Marchesseau, commissaire de l’exposition et conservateur général honoraire du Patrimoine, révèle, au-delà de l’œil, de la touche et de la maestria du peintre, l’essence de son aspiration.

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Le Chant de la terre décline en de nombreux paysages, natures mortes, figures et portraits. Cézanne cristallise son inspiration, capte la vie, la lumière dans un rendu des formes toujours élaboré. Par ses Baigneurs et Baigneuses, il instaure un rapport terrien, voire tellurique, au volume, à la force du jour, à l’énergie du vivant. La puissance du Maître d’Aix est à l’œuvre. Le père de la modernité «descend aux assises du monde».

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Entre Arcadie et doute, entre impressionnisme et abstraction, entre réflexion et méditation, Cézanne à la culture littéraire et artistique considérable, déclame et bâtit, au fil de sa carrière, un long poème pictural.

La centaine d’œuvres réunies à la Fondation Pierre Gianadda louent, dans l’hymne qu’elle compose, l’éternelle et poignante beauté de la nature et de la vie.

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La couleur de l’intime

L’année suivant la disparition de Cézanne, Gustav Malher, s’élance, en 1907, dans la composition du Chant de la terre, inspiré d’un recueil de poésie chinoise de Lï Baï, adapté et traduit en allemand par Hans Bethge et intitulé La flûte chinoise.

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En choisissant cet opus pour titre de l’exposition, Daniel Marchesseau unit peinture et musique, et propose une approche de l’œuvre du maître d’Aix empreinte d’une profondeur romantique, subtile et novatrice, conjuguant sa traduction de la lumière à une inlassable exploration de l’espace et de la forme

Un corpus représentatif de l’œuvre de Cézanne, de 1860 à 1906

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Réunies par décennie et par thème (paysages, natures mortes et figures), les œuvres

choisies reflètent les innovations de ce grand solitaire.Cette progression permet de cerner, au plus près, la touche intemporelle du père reconnu de la modernité.

Des oeuvres rares

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Quelque cinquante paysages, une dizaine de natures mortes, une quinzaine de portraits et figures complétés par une dizaine de compositions emblématiques de Baigneurs et Baigneuses forment ce corpus.

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Une dizaine de toiles , dûment répertoriées, n’ont jamais été présentées à ce jour au public tandis que d’autres ne l’ont pas été depuis le début du siècle dernier. Ainsi, en est-il, par exemple, du Jeu de cache-cache, d’après Lancret (1862-1864), du Village des pêcheurs à l’Estaque (1867-1869) ou encore des Rochers, (1867-1870). Jalonnant toute sa production des années 1860 aux premières heures du XXe siècle, des Deux enfants d’après Prud’hon (vers 1860) au Ciel entre les arbres (1862-1864), de La Neige fondue à l’Estaque (1870) à La Côte de Jalais à Pontoise (1879-1881), ces œuvres prouvent, si l’en était besoin, l’accomplissement et la diversité suprême de Cézanne dans son Œuvre.

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 LE PROPOS DE l’EXPOSITION

Cézanne (1839-1906), ce peintre aussi exigeant qu’engagé, aussi novateur que légendaire, s’est pendant plus de quarante ans toujours attaché, malgré ses doutes et ses questionnements, à une thématique intériorisée dont les variations et les déclinaisons ont considérablement marqué l’art moderne.

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En marge de celle de ses contemporains impressionnistes, son approche si personnelle du motif-archétypes picturaux dont il est habité au quotidien- répond à une exigence extrême dans la perception du plein air, sur nature selon son mot, ou tout intériorisée dans le huis clos de son atelier.

La puissance de ce corpus pictural et graphique autant qu’intellectuel et poétique s’exprime en particulier dans les domaines complémentaires du paysage et de la nature morte. Ce qui explique le sous-titre poétique Le Chant de la terre.

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Après son apprentissage du sujet au Jas de Bouffan et sa formation régulière au Louvre, Cézanne s’attache à traduire alternativement la luminosité solaire de son pays natal d’Aix et l’harmonie ombrée d’Ile-de-France qui précède son retour aux sources : les environs de Marseille et la mystérieuse Montagne Sainte-Victoire. Cézanne interprète de même dans leur impavide fixité maintes natures-mortes familières, pommes bien sûr et fruits, soigneusement composées à l’atelier sur une table de cuisine.

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L’exposition permettra également d’évoquer l’expression ténébreuse de certains autoportraits face au miroir, à l’égal d’autres effigies plus sibyllines de figures amies, Emile Zola, Victor Chocquet et sa pudique Hortense-Madame Cézanne-avant le jardinier Vallier. Cette présentation d’une centaine d’œuvres serait incomplète sans une dizaine de compositions emblématiques de Baigneurs et de Baigneuses.

Une sélection choisie dans les collections publiques et privées du monde entier, permet de découvrir plusieurs toiles qui n’ont jamais été exposées au public et d’en revoir certaines qui ne l’ont pas été depuis le début du siècle dernier.

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La Fondation Pierre Gianadda souhaite ainsi donner à revoir le génie intemporel pluriel du père incontesté de la modernité -le précurseur d’un autre Chant de la terre qui anticipe sur le chef-d’œuvre lyrique pour voix et orchestre écrit par Malher en 1907, peu après la mort du peintre- une parabole du maître devant les forces conjuguées de la nature

Daniel Marchesseau

LE PARCOURS

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Chaque décennie traversée matérialise pour Cézanne une nouvelle étape dans son évolution stylistique. Pourtant, de thèmes en motifs, le maître d’Aix, explorant tous les possibles, de l’impressionnisme au cubisme des formes, garde obsessionnellement son cap, radical, novateur pour parvenir à peindre l’essence de la forme, de la couleur et du temps

Un mouvement stylistique constant

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1860-1870 : les premières années:
L’art de Paul Cézanne se forgera avec patience, à force de travail et de volonté. Ses premiers tableaux, souvent qualifiés de «romantiques», révèlent un jeune peintre qui cherche sa voie, après ses études académiques à Aix-en-Provence. Profondément attaché à sa terre natale, il l’arpente, en solitaire ombrageux, cultivant une image qui le fera entrer dans la légende. Armé d’un matériel sommaire, il explore la campagne aixoise le long de la vallée de l’Arc, parcourt le plateau de Cengle, se rend l’Estaque où sa mère loue une maison sur les hauteurs du petit village.
Bientôt marqué par la découverte des œuvres d’Eugène Delacroix et de Gustave Courbet, lors de ses différents séjours à Paris en 1861 et 1863, Cézanne adopte une facture épaisse dont la palette contrastée met en relief ses motifs déployés dans ses natures-mortes ou ses paysages.
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Parmi les œuvres issues de cette première période, la nature-morte inédite, Objets en cuivre et vase de fleurs, (Fondation Pierre Gianadda, Martigny) capte dans la pénombre une lumière diffuse, servant un quotidien banal que viennent éclairer une fontaine de cuivre et un bouquet de fleurs.
Cette œuvre, qui s’inscrit dans une tradition de la peinture aux accents ténébristes, met en jeu formes et matières, composition et lumière, un champ d’exploration que Cézanne ne quittera plus.

Après ses années de formation, Cézanne offre avec Le Village de pêcheurs à l’Estaque, une perspective, un éclat et un traitement de l’espace radicalement différents.

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1872-1876 : apprivoiser l’impressionnisme
En 1872, le jeune Cézanne rejoint son maître Pissarro, à Pontoise et s’établit à Auvers-sur-Oise. Chaque jour, aux côtés de son mentor, il fait l’apprentissage de la peinture en plein air, «sur le motif». Sa palette s’éclaircit encore, sa touche, plus libre, se précise. Cézanne colore les ombres et fait vibrer la lumière grâce à une nouvelle juxtaposition des couleurs.
Pendant ces années de pratique active sur le motif,le peintre s’approprie la nature dont il
traduit les divers moments de transformation.
Dans cette veine marquée par l’impressionnisme (Cézanne participera à la première exposition du groupe en 1874 et à la troisième en 1877 ), ses thèmes évoluent dans leur facture. Parmi les variations qu’il entame, La Tentation de Saint- Antoine (1875-1877),
campée dans la Provence rocailleuse, s’éloigne des compositions historiques formelles pour installer quelques corps dénudés. Plus naturaliste, Les Baigneurs au repos (1875-1876), surpris dans leur récréation en plein air, évoquent les nouveaux loisirs
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Les années 1880 à 1895: la maturité affirmée
Après une période impressionniste très personnelle, Cézanne explore de nouveaux
traitements possibles de la lumière par une touche qui modèle les formes.
Le pinceau se fait plus incisif, par des hachures qui donnent un rythme graphique
à ses paysages et à ses natures mortes.
Son modelé rigoureux fait accroitre certaines lignes de construction dont Braque et Picasso reprendront le principe. Parmi les œuvres issues de cette période datent de nombreux paysages solaires de Provence.
L’Allée du Jas de Bouffan (1890), La Maison de Bellevue vers 1890, La Bouteille de liqueur
(vers 1890) témoignent de ce Cézanne novateur où il défie la perspective classique, schématise ses sujets, dans un synthétisme très moderniste.
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De thèmes en motifs

Chaque période de production, constituant une section de l’exposition, met en regard les sujets et thèmes récurrents dont Cézanne ne s’est jamais départis.
Les natures mortes
Pour Cézanne, la nature morte reste un motif privilégié, qui à l’égal d’une figure ou d’un
paysage satisfait ses recherches permanentes sur l’espace, la géométrie des volumes, le rapport entre couleur et valeur : Quand la couleur est à sa puissance, la forme est à sa plénitude.
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De motifs simples tirés du quotidien- un linge blanc ou une étoffe multicolore, une sélection de fruits ou de fleurs- Cézanne compose ses natures mortes dont la puissance de la lumière souligne, entre 1880 et 1890, le dépassement de l’impressionnisme et sa liberté conquise dans sa touche et sa perception.
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Les portraits
Paul Cézanne a brossé près de deux cents portraits. Aux longues heures de poses imposées à ses modèles à ses débuts ont succédé des figures peintes de mémoire.
L’exposition regroupe quelques portraits emblématiques : autoportraits, effigies de son épouse Hortense et figures amies dont celle de son ami d’enfance Emile Zola et de son jardinier Vallier
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Une Sainte-Victoire sacralisée
Grand marcheur devant l’éternel, le maître connaît parfaitement les reliefs, les accidents et la géologie de sa terre natale où la montagne Sainte-Victoire domine les panoramas.
Je vais au paysage tous les jours, les motifs sont beaux et je passe ainsi mes jours plus agréablement qu’autre part…écrit-il.
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Son assiduité sur le motif révèle et souligne ses questionnements et ses choix. Longtemps je suis resté sans pouvoir, sans savoir peindre la Sainte-Victoire, parce que j’imaginais l’ombre concave, comme les autres qui ne regardent pas, tandis que, tenez, regardez, elle est convexe, elle fuit de son centre. Au lieu de se tasser, elle s’évapore, se fluidise. Elle participe toute bleutée à la respiration ambiante de l’air.

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Vingt ans séparent La Montagne Sainte-Victoire vue du Pont de Bayeux à Meyreuil, 1887
(National Gallery of Art, Washington) de La Montagne Sainte -Victoire, vue des Lauves
que l’artiste a peinte en 1906 quelques mois avant sa mort.
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Le Cabanon de Jourdan exécuté en aout 1906 est son dernier paysage connu

Éléments biographiques

Le Maître d’Aix
Né le 19 janvier 1839 à Aix-en-Provence, Paul Cézanne fréquente le collège Bourbon (Aix-en-Provence). Au lycée, il a pour camarade Emile Zola. On rapporte qu’en remerciement de l’avoir défendu lors d’une bagarre Emile Zola aurait apporté un panier de pommes à son protecteur. Comme le dira plus tard Cézanne : « Les pommes, elles viennent de loin ! »
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Pendant ses études secondaires, Cézanne suit des cours de dessin à l’Ecole gratuite d’Aix-en-Provence où il s’exerce à l’étude du modèle vivant et à des répliques de moulages d’antiques.
Destiné à reprendre la direction de la banque familiale, Cézanne s’inscrit sans conviction à la faculté de droit d’Aix-en-Provence. Zola qui s’est installé à Paris l’encourage à venir le rejoindre pour entreprendre des études de peinture. En 1861, Cézanne réussit à vaincre la résistance paternelle.
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De 1862 à 1870, il alterne ses séjours entre Aix et Paris. Dès 1862 à Paris, il travaille à l’académie Suisse, fondée par le peintre d’origine genevoise Charles Suisse sur l’Ile de la Cité et y rencontre Pissarro et Manet. Il se rend régulièrement au musée du Luxembourg où il découvre les œuvres d’Ingres, de Delacroix et de Courbet.
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En 1863, Cézanne s’inscrit comme copiste au Louvre. Il réalise en 1864 la Barque de Dante-Delacroix et Les Bergers d’Arcadie-Poussin. Il échoue au concours d’entrée à l’Ecole des Beaux-Arts et subit des refus répétés au Salon. Quand il séjourne à Aix, il réside au Jas de Bouffan, vaste demeure du XVIIe siècle acquise par son père en 1859. Il y trouve une source inépuisable d’inspiration et y peindra sans relâche, par intermittence pendant quarante ans, sur le motif, jusqu’à ce que la propriété soit vendue. L’artiste a réalisé dans le salon une allégorie des quatre saisons et quelques autres sujets, dont un portrait de son père.
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En 1869, Cézanne rencontre Hortense Fiquet, elle lui donnera un fils : Paul en 1872. Il l’épousera en 1886 à Aix-en-Provence.
Le 19 juillet 1870, la France déclare la guerre à la Prusse, Cézanne quitte Paris et s’installe à l’Estaque avec Hortense à l’insu de son père. Après les événements de la «semaine sanglante» à Paris où la Commune est écrasée, Cézanne quitte le Midi pour la capitale. Avec Hortense et son nouveau-né, il rejoint en 1872 Pissarro à Pontoise puis s’établit à Auvers-sur-Oise pour toute l’année 1873. Chaque jour, il se rend à pied à Pontoise pour travailler aux côtés de son mentor Pissarro avec lequel il fait l’apprentissage de la peinture en plein air. Au début de l’année 1874, Cézanne quitte Auvers-sur-Oise pour Paris où il s’installe rue de Vaugirard. Il présente trois tableaux à la première exposition Impressionniste.
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Les années suivantes, Cézanne se partage entre Paris et Aix-en-Provence. Renoir attire l’attention du collectionneur Victor Chocquet sur la peinture de Cézanne. Lorsque Cézanne n’est pas à Aix-en-Provence, il vit et travaille à l’Estaque, petit village de pêcheurs sur les bords de la Méditerranée ou à Gardanne où il s’installe avec compagne et enfant entre 1885 et 1886.
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En 1895, Ambroise Vollard organise à Paris la première exposition de Cézanne et met tout en œuvre pour que le peintre d’Aix soit reconnu. Dorénavant, à part quelques séjours à Paris, Cézanne peint chaque jour dans sa terre natale, se fait conduire en fiacre dans la nature et aménage en 1902 un atelier sur le chemin des Lauves avec une vue imprenable sur sa chère Sainte-Victoire.
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En 1904, le Salon d’automne lui consacre une salle entière et c’est à cette occasion que
Cézanne va s’imposer aux nouvelles générations.
Le 15 octobre 1906, victime de son impérative nécessité de peindre sur le motif, Cézanne se  rend sur le chemin des Lauves, il est surpris par l’orage. Il perd connaissance et s’éteint une semaine plus tard, le 23octobre 1906, dans son appartement d’Aix- en-Provence.
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August Strindberg, de la mer au cosmos, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

AUGUST STRINDBERG : De la mer au cosmos

La formule de l’art à venir (et comme tout le reste, à s’en aller !) : c’est d’imiter la nature à peu près : et surtout d’imiter la manière dont crée la nature.

La Revue des revues du 15 novembre 1894

Écrivain et dramaturge de renommée internationale, auteur des célèbres pièces de théâtre Père et Mademoiselle Julie, August Strindberg (1849-1912) est aussi un des plus grands artistes plasticiens suédois. Peintre et photographe autodidacte, il se révèle un exceptionnel créateur d’images.

Le Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne organise la première rétrospective consacrée aux œuvres plastiques de Strindberg en Suisse, pays où le Suédois a séjourné à plusieurs reprises. Cette exposition est une occasion rare de voir ses principaux chefs-d’œuvre réunis.

Du début des années 1870 aux premières années du XXe siècle, Strindberg s’adonne par intermittence à la peinture et la photographie. L’artiste crée des œuvres puissantes et vigoureuses, sans véritable équivalent à l’époque, paysages de déchaînement des forces naturelles dans lesquels les éléments, le ciel et la mer, semblent sur le point de se dissoudre. Il écrit parallèlement une nouvelle théorie de l’art, dont le texte majeur, « Du hasard dans la production artistique », anticipe les idées développées plus tard par le surréalisme. Strindberg, en quête de la vérité, réalise également des autoportraits et des portraits photographiques de ses proches. Dès le début des années 1890, sa pratique de la photographie se fait plus expérimentale : il cherche alors à fixer sur la plaque ou le papier l’invisible, l’âme et les cieux.

 

EXPOSITION

Le parcours s’articule autour des trois périodes durant lesquelles Strindberg a peint (de 1872 à 1874, de 1892 à 1894 et après 1900) et présente ses expérimentations photographiques (autoportraits et portraits 1886-1906, photogrammes 1890-1896, études de nuages 1906-1907).

 

  • Dans l’archipel, 1872-1874 et 1892

Les premières peintures de Strindberg ont pour seuls thèmes la mer et la nature de l’archipel de Stockholm, deux motifs récurrents de son œuvre futur. Après presque deux décennies d’interruption, Strindberg se remet à peindre à l’été 1892.

A plusieurs reprises, il traite le sujet d’une fleur solitaire sur un rivage désert. Bien que ces plantes soient reproduites avec précision, ces tableaux ont souvent été envisagés comme des images symboliques, autoportraits de l’artiste ou transcriptions de sa solitude.

L’atmosphère des œuvres de cette période oscille entre calme ensoleillé et sombre chaos.

  • Berlin-Dornach-Paris, 1893-1894

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Pourtant éloigné de l’archipel de Stockholm, Strindberg continue de faire de la mer le sujet de ses tableaux. Aux ciels sombres et menaçants répondent les flots déchaînés. L’artiste dissout la séparation entre ciel et mer pour faire surgir une nouvelle matière faite d’écume et de bruine. Eau et mer fusionnent dans une matière épaisse, appliquée de manière fruste au couteau à palette et au doigt.

Pendant cette période d’intense activité picturale, Strindberg développe une théorie de l’art en relation avec la peinture, dont le texte principal est « Du hasard dans la production artistique ». Dans sa construction de l’image, il abandonne le rôle principal au hasard. Ainsi, dans le tableau Le pays des merveilles, peint en 1894, le paysage forestier donnant sur la mer se mue en grotte souterraine.

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  • Strindberg au XXe siècle, 1901-1905

Lorsqu’il reprend la peinture en 1901, Strindberg vient de traverser la crise la plus aigüe de son existence, dite d’Inferno. L’artiste s’installe à nouveau à Stockholm et il revient alors fréquemment dans sa peinture au motif de la mer au large de l’archipel.

Il travaille aussi à des motifs que lui inspirent ses promenades dans les environs de la ville. Strindberg compose ses tableaux par champs de couleurs horizontaux superposés, presque parallèles. Ces œuvres atteignent un synthétisme qui les a fait comparer à des décors de théâtre symbolistes.

 

 

  • Autoportraits et portraits photographiques : pénétrer l’âme, 1886-1906

« Je cherche la vérité dans l’art de la photographie, intensément, comme je la cherche dans beaucoup d’autres domaines », écrit Strindberg. Cette vérité, il croit d’abord la trouver dans une série d’autoportraits et de photographies de ses proches qu’il réalise alors qu’il est installé à Gersau, en Suisse, au bord du lac des Quatre-Cantons.

Strindberg y apparaît dans différents rôles: écrivain, père de famille, jardinier et même nihiliste russe !

Cherchant à capter une vérité qui ne réside plus selon lui dans la simple reproduction mécanique d’une apparence mais dans une saisie intime du vrai, il s’essaie au « portrait psychologique», aux «photographies de l’âme», clichés s’emparant des propriétés psychiques de son modèle.

 

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  • Expérimentations photographiques: saisir l’invisible,1890-1896

En quête du vrai dans les sphères de l’invisible, la pratique photographique de Strindberg se fait expérimentale. Elle se rapproche de ses recherches dans le domaine des sciences et surtout de sa passion pour l’occultisme.

L’artiste tente de reproduire les étoiles du ciel en laissant la plaque photographique reposer sous le ciel nocturne, sans appareil, ni objectif, ni lentilles, ou de fixer directement sur le papier photographique les énigmatiques images créées par le givre sur un verre

 

  • Extrait

«Strindberg, peintre du dimanche». Ce titre d’un article publié par la Tribune de Lausanne le 20 mai 1962 est brutal. Il tranche sans inviter au débat : Strindberg serait un artiste amateur! Qu’est-ce à dire? Que sa peinture relèverait du banal, voire de la médiocrité ? La multiplication des expositions consacrées à Strindberg depuis le début des années 1960, l’importance de la bibliographie sur ses activités de peintre et de photographe, ainsi que la récente envolée de sa cote sur le marché de l’art semblent prouver le contraire: la création plastique du Suédois suscite l’intérêt aussi bien des universitaires et des conservateurs de musées que du public et des collectionneurs. Pour autant, Strindberg n’est pas un peintre professionnel. (…) Déroutants, échappant aux clefs de lecture traditionnelles, véritables ovnis issu la scène artistique suédoise du dernier quart du XIXe et du début du XXe siècle, les tableaux de Strindberg ne sont- ils que des objets de curiosité sans qualité artistique véritable ? Strindberg serait-il un peintre qui ne sait pas peindre, un écrivain qui aurait peint par hasard ?

Strindberg est un alchimiste de la peinture. Tout comme il transforme le papier doré en or, il transmue en tableau le vulgaire morceau de carton ou l’utilitaire plaque de zinc, dont la surface rigide est plus à même que la toile de supporter la matière épaisse, le passage de ses doigts ou du couteau à palette venant la triturer. Tout comme il ne masque pas la violence des sentiments et la cruauté des mots dans ses pièces de théâtre, il ne cherche pas à embellir le support, au contraire, il tire parti de ses défauts, de l’irrégularité de sa découpe et de sa planéité aléatoire pour rendre l’image plus brutale, saisissante. La matière? Il est prêt à la rendre plus compacte encore en mélangeant du plâtre à l’huile, prêt à la mettre à mal en brûlant sa surface à l’aide d’une lampe pour obtenir des effets inédits.

Strindberg ne se soumet pas plus au diktat de la peinture de son temps qu’il ne se plie aux règles de l’écriture ou aux méthodes scientiques de ses contemporains. Refus des lois de la philosophie naturaliste et des conventions de la peinture se rejoignent dans la fusion des éléments naturels et l’expression de leur origine commune. (…) Strindberg établit un nouvel ordre pictural tout comme il établit un nouveau monisme, montrant que tout peut se trouver dans tout et que tout peut se changer en tout… même, par hasard, un écrivain en un peintre ?

 

Camille Lévêque-Claudet, « Maintenant je lance mes tableaux un à un, on va m’établir en peintre ». Strindberg, peintre par hasard ?», p.19-27

 

  • ECRITS D’ARTISTE

« À mes moments perdus, je peins. Afin de pouvoir mieux maîtriser la matière, je choisis une toile ou bien un carton, c’est-à-dire environ le temps que dure ma bonne disposition. Une intention vague est en moi. Par exemple, je veux faire un sous-bois ombragé par où l’on aperçoit la mer au soleil couchant.

Bien. Du bout de mon couteau appliqué d’une certaine façon – je ne me sers pas de pinceau – je distribue les couleurs sur le carton et là je les mêle afin d’obtenir un à-peu- près de dessin. Au milieu de ma toile, un trou représente la fuite de la mer vers l’horizon. Maintenant l’intérieur du bois, les rameaux enlacés, les branchages formés par un groupement de couleurs, inextricable, mais harmonieux. La toile est couverte, je m’éloigne et je regarde! Bigre!… De mer, je n’en découvre point. Par le trou illuminé, m’apparaît une perspective infinie de lumière rose et bleue dans laquelle des êtres vaporeux, sans corps, inqualifiables, flottent comme des fées au manteau traînant de nuages. Le bois s’est mué en une caverne obscure, souterraine, barrée de broussailles, et le premier plan voyons – ce sont des rochers couverts de lichens comme on n’en voit pas et là, vers la droite – le couteau a tellement lissé les couleurs qu’elles semblent des reflets dans une surface d’eau. Mais alors, c’est un étang. Parfait! Pourtant, au-dessus de l’eau, j’aperçois une tache blanche et rose dont je ne puis plus m’expliquer la signification d’origine. Un moment… Ah ! c’est une rose ! Deux secondes et l’étang est encadré de roses roses. Ciel, que de roses ! »

«Du hasard dans la production artistique», La Revue des revues du 15 novembre 1894

« Je ne peux guère renvoyer à mes manuscrits non publiés, mais je voudrais simplement faire remarquer ici que la lumière de la lune a un effet plus fort que le soleil sur une plaque de bromure d’argent dans le développateur. Et aussi : la lumière d’une lampe à pétrole agit plus fort que la lumière du jour dans des conditions identiques.
Quelles conclusions pourrait-on donc tirer de tout ceci, des rayons X qui sont des rayons ordinaires, de la transparence relative des corps, de la photographie sans lentille, de la photographie sans appareil-photo ni lentille ? Au moins celle-ci : la physique en vigueur – et la chimie – n’ont pas encore résolu les problèmes universels ; les lois de la nature, comme on les appelle, sont des simplifications, dictées par des hommes simples et non par la nature, l’univers nous dissimule encore des secrets, et c’est pour cette raison que l’humanité est en droit d’exiger une révision des sciences naturelles, sur lesquelles les rayons X ont jeté une lumière particulièrement peu sympathique.

«L’action de la lumière dans la photographie – Quelques réflexions dues aux rayons X» Paru en suédois en mars 1896 dans le Göteborgs Handelstidning. Traduit par Lena Grumbach

 

BIOGRAPHIE SUCCINCTE

1849 : August Strindberg Naissance à Stockholm le 22 janvier.

1869 : Écriture de sa première pièce, Un cadeau de fête, aujourd’hui perdue.

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1871: Strindberg séjourne pour la première fois sur l’île de Kymmendö, dans l’archipel de Stockholm, où il trouve des paysages qui inspireront sa peinture.

1872 : Strindberg se voue à  l’écriture. Il tente de gagner sa vie comme journaliste et s’essaie à la critique d’art. Au printemps, il peint son premier tableau connu, Les Ruines du Château de Tulborn. L’été, il se rend à Kymmendö où il dessine d’après nature.

1873 : Strindberg passe l’été à Kymmendö où il peint plusieurs paysages de bord de mer.

1874 : Strindberg travaille au Dagens Nyheter, écrivant des critiques littéraires, dramatiques et artistiques.

1876 : Au mois d’octobre, Strindberg séjourne trois semaines à Paris pour enquêter sur la nouvelle école de peinture française et sur la vie des peintres suédois installés dans la capitale. Il voit pour la première fois des œuvres des impressionnistes et assiste à de nombreuses représentations théâtrales.

 

1879 : En novembre, parution de La Chambre rouge.

1883 : A la mi-septembre, il quitte la Suède avec toute sa famille pour séjourner en France.

1884 : Au mois de janvier, Strindberg et sa famille s’installent en Suisse, à Ouchy. Il publie son nouveau recueil de nouvelles, Mariés, pour lequel il est poursuivi pour blasphème

1885 : Fin mars, la famille s’installe en France.

1886 : Strindberg est de retour en Suisse en mai, et il s’établit près d’Othmarsingen, dans le canton d’Argovie. A la fin du mois, Le Fils de la servante, premier volume de son auto- biographie, est publié. Il s’installe début octobre à Gersau ; là, il s’intéresse à la photographie et réalise une série de portraits le mettant en scène, seul ou en famille.

1887: Début janvier, la famille Strindberg quitte Gersau pour la Bavière. En été, Strindberg traduit en français Père, une pièce qu’il avait commencé à écrire en février et qu’il envoie à Émile Zola. Il part avec sa famille pour le Danemark, où il restera dix-huit mois.

 

 

1888 : Publication de Mademoiselle Julie.

1889 : En janvier, Strindberg se livre à des expériences scientifiques. Fin avril, il rentre en Suède, mettant fin à un exil volontaire de six ans.

1892 : Strindberg se consacre à des expériences scientifiques et à la peinture; il peint une trentaine d’œuvres. Le 30 septembre, Strindberg quitte la Suède pour Berlin. Pendant les sept mois de son séjour, il se consacre à la chimie, à la peinture et à la photographie.

1894: À Dornach, en Autriche, il mène une intense activité picturale. Il s’adonne aussi à des expériences photographiques.

1895: À Paris, Strindberg fréquente Paul Gauguin, Alphonse Mucha et le compositeur Frederick Delius.

1896 : Ce séjour parisien coïncide avec ce que l’on a appelé la « crise d’Inferno ». Souffrant de troubles psychiques, il est persuadé qu’on en veut à sa vie.

 

1897 : C’est à Lund, à la sortie de sa crise, que Strindberg commence la rédaction d’Inferno en français.

1899: Il emménage à Stockholm le 19 août, où il habitera jusqu’à sa mort.

1901: Strindberg se remet à peindre, jusqu’en 1905.

1906 : Strindberg construit son propre appareil photographique (Wunderkamera) et, avec l’aide du photographe Herman Andersson, s’essaie au portrait psychologique grandeur nature.

1907: Le 26 novembre, le Théâtre intime d’August Falck et Strindberg est inauguré à Stockholm.

1912 : Le 14 mai, Strindberg meurt d’un cancer de l’estomac.

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Miguel Barcelo, Sol y sombra, BNF, Musée Picasso, 2016

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  • Exposition à la BNF

Parcours de l’exposition à la Bibliothèque nationale François Mitterrand L’exposition Sol y sombra à la BnF invite à découvrir des facettes inédites de l’œuvre foisonnante de Miquel Barceló. Son œuvre complexe se déploie dans la fascination des contraires. Il oscille entre deux extrêmes, puisant tout autant dans les gestes et matériaux archaïques (la terre, le bois, le cuir) que dans les moyens d’expression les plus élaborés et les références érudites. Une monumentale fresque d’argile et de lumière, créée in situ sur plus de 1000 m2 de verrière, ouvre l’exposition conçue autour de son œuvre graphique et imprimé. Cet aspect de son travail, peu montré en France, constitue pourtant un espace de recherche essentiel pour l’artiste. Du gigantesque dessin animé sur glaise séchée aux gravures «sophistiquées » récemment créées autour du texte La solitude sonore du toreo de José Bergamin, le parcours proposé à la BnF permet d’appréhender la cohérence et la singularité de la démarche de l’artiste. Miquel Barceló n’a de cesse, depuis près de quarante ans, d’élargir le champ de ses expérimentations, de bousculer les techniques, pour inventer de « nouveaux territoires picturaux »

 

  • Le Grand Verre de terre, «Vidre de Meravelles» : Une fresque d’argile et de lumière sur le vitrage de l’allée Julien Cain

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Miquel Barceló investit le site François-Mitterrand de la BnF en créant, allée Julien Cain, un gigantesque dessin tracé au doigt sur la fine pellicule d’argile dont il a recouvert les vitres donnant sur le jardin. Sur 190 mètres de long et 6 mètres de haut, son bestiaire fantastique dessiné s’anime au rythme du passage des heures et de l’intensité de la lumière. Dans cette fresque spectaculaire, œuvre éphémère conçue pour durer le temps de l’exposition, se retrouve tout ce qui fait la particularité et la force de l’art de Barceló : son rapport charnel à la matière, et plus particulièrement la glaise, « matière humaine par excellence », la pulsion vitale, primitive, qui anime et conduit l’artiste à s’emparer de son médium, avec ses qualités ou ses accidents, pour « faire d’une chose une autre chose». Fasciné par l’art pariétal qui l’inspire depuis longtemps, Barceló a sgraffié sur la fine couche d’argile un récit qu’il nous laisse déchiffrer. Cette fresque immerge le visiteur dans l’univers envoûtant de Barceló et rend hommage au philosophe majorquin Ramon Llull.

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« Le détournement m’a toujours plu, comme cette verrière qui devient fresque. J’aime beaucoup la légèreté liée au fait de dessiner avec les doigts et l’argile. Et la réversibilité, aussi. »

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  • L’Œuvre imprimé / Graphique

Peintre, dessinateur, sculpteur et céramiste, l’artiste Miquel Barceló manifeste depuis ses débuts une grande curiosité pour les techniques d’impression. Il les a expérimentées à différentes périodes de son parcours, seul ou en collaboration avec de prestigieux imprimeurs et continue de les pratiquer dans un espace dédié de son atelier. Lithographie, collotypie, offset, sérigraphie, gravure en taille-douce, gaufrages et estampages : Barceló a exploré toutes les techniques, les bousculant, les superposant, tirant partie de toutes les ressources du médium.

L’empreinte, la trace et la griffure

La première section de l’exposition se présente comme un prolongement de la monumentale fresque d’argile et de lumière créée sur les vitres de l’allée Julien Cain.

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Les œuvres présentées, d’argile, de bronze ou sur papier (dessins, peintures ou impressions), donnent à voir le geste de l’artiste. Il s’empare du réel en bousculant traditions et techniques, en détournant matériaux et outils, dans un processus créatif aussi inventif que transgressif.

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Aux cinq vases et briques d’argile modelée et sgraffiée, portraits ou autoportraits, sortis récemment du four de l’atelier de Vilafranca à Majorque, répondent Mère, un portait à l’eau de javel de la mère de l’artiste et une gravure représentant une tête de taureau.

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Tous deux sont retravaillés, l’un à la plume, l’autre à la pointe sèche, d’un trait qui vibre sur la toile ou la feuille de papier. Dans les œuvres sur papier, telle El bal de carn (lithographie biface sur papier gommé), l’artiste exploite toutes les ressources de la feuille. Il travaille le recto et le verso, les transparences, les superpositions et les volumes- gaufrages, braille, collages de papiers froissés, relief des estampages de planches de bois données à ronger aux termites.

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Tout comme il semble épuiser dans ses lithographies les possibilités de la pierre pour faire apparaître d’infinies nuances de noirs et de surprenantes tonalités, il parvient par les procédés d’impression à suggérer sur la feuille un espace tridimensionnel. L’extraordinaire Livre des aveugles publié en 1992, imprimé en lithographie et en gaufrage sur un texte en braille du photographe aveugle Evgen Bavcar, éclaire remarquablement le cheminement de l’artiste.

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Partant d’objets les plus banals, fruits ou légumes qu’il thermoforme pour créer les matrices d’impression, il obtient de subtils bas-reliefs de papier, torses et sexes féminins, crânes ou têtes animales. Un ensemble de moulages en plâtre, silicone et bronze, permet de comprendre le processus à l’œuvre dans ce livre à double lecture, que le public pourra réellement lire et toucher.

Le mur des matrices

Faisant face à l’étonnante suite des quatre états de la gravure Banderilles, un « mur des matrices » composé de bois gravés ou rongés par les termites, de pierres lithographiques et de cuivres incisés donne à voir l’élément premier du processus d’impression.

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De même, ce dispositif permet d’appréhender les qualités propres des matériaux : douceur et nuances de la pierre, oxydation du métal, malléabilité du bois. Certaines de ses matrices sont devenues supports pour de nouveaux dessins ou sont conservées par l’artiste pour leur beauté intrinsèque, au même titre que les multiples « fétiches », ossements, pierres, animaux empaillés qui peuplent l’univers baroque de son atelier

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Métamorphoses, le devenir animal

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Le thème des métamorphoses, de l’artiste en animal, de l’animal en humain, de la «matière première » en forme aboutie, est au cœur de la deuxième section de l’exposition. Les autoportraits de l’artiste en monstre, en chien, poisson ou gorille font face aux représentations d’êtres hybrides, « mi-Ramon Llull, mi-cabri », torses masculin et féminin délicatement modelés à partir du squelette d’une tête de cheval, « crâne en marche » doté de pattes, nourris de cet animisme découvert en Afrique lors de séjours au Mali. Y sont présentées des lithos offset :

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Nocturn, una pixerada

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datant des toutes premières années de la carrière de Barceló. Il s’agit d’estampes qui reprennent les figures et les couleurs de ses peintures de 1982 qui lui ont valu une reconnaissance internationale après leur présentation à la Documenta de Kassel aux côté de Keith Haring et Basquiat.

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Douée d’une énergie primitive, marquée par la nature duelle de l’artiste avec cette part d’animalité revendiquée, l’œuvre de Barceló s’inscrit profondément dans le cycle de la vie et de la mort

Le cercle magique de l’arène

Au centre du parcours, « le cercle magique de l’arène » réunit trois séries de tauromachies exécutées par l’artiste en lithographie et en gravure. Pour Barceló, l’arène, où, à la fin de la corrida, quand l’ombre a envahi l’espace circulaire, restent inscrites sur le sable les traces de la chorégraphie du toreo, est une métaphore de la peinture.

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Barceló a créé ces estampes à différentes périodes de son parcours, au début et à la fin des années 90 puis en 2015 à l’occasion de la réalisation des illustrations pour l’édition de La solitude sonore du toreo de José Bergamin aux éditions du Solstice. Il y explore des procédés d’impression anciens ou réinventés – papier report, « aquatinte » au bitume de Judée retravaillée à la pointe sèche et à la brosse métallique montée sur perceuse -, exploite la diversité des textures, joue de toutes les nuances des noirs et des blancs obtenus par la cuisine de l’impression pour revisiter cette « espagnolade » que sont les scènes de tauromachie.

Dans le tourbillon du geste de l’artiste, taureau et torero, réduits à des ombres ou des lignes diaphanes, disparaissent pour laisser place au vide central de l’arène, tel le vide qui structure l’espace de l’atelier des peintures quand les tableaux sont empilés contre les murs.

Littératures
Le parcours s’achève sur un motif central dans l’œuvre de l’artiste : les littératures et gens de lettres, les livres et les bibliothèques. Lecteur avide, nourri des amitiés nouées au fil de sa carrière avec des écrivains – Paul Bowles, Hervé Guibert, Patrick Modiano ou Alberto Manguel – , Barceló a trouvé dans l’univers des lettres de nombreuses sources d’inspiration.

Les onze Pornográficas gravées à Lanzarote aux Canaries d’après les 120 Journées de Sodome de Sade et les impressions de portraits d’écrivains (Nerval, Ezra Pound, Gamoneda et Leopardi) gravés à la scie électrique sur la plaque de bois dialoguent avec la Bibliothèque longue, une peinture de grand format peu connue exécutée au début des années 80.

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Dans cette dernière section, l’extraordinaire bibliothèque de carnets de Barceló que l’artiste conserve soigneusement depuis qu’il a 17 ans, a été en partie reconstituée. Conjuguant dessins, peinture et écriture, tout à la fois journaux intimes, carnets de voyage et de croquis, ils ont été et demeurent pour Barceló un moyen d’expression privilégié. On y trouve, au fil des pages et dans la succession des carnets, les images récurrentes qui nourrissent l’ensemble de son travail tel l’éléphant renversé ou encore
les crucifixions.
On y trouve également des récits et de multiples références aux écrivains et maîtres en peinture et gravure – Rembrandt, Goya, Dürer et Picasso -, dont il connait intimement les œuvres.
  •  Parcours de l’exposition au musée Picasso

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Dans les salles du sous-sol du Musée national Picasso-Paris, l’itinéraire se développe à travers les divers domaines de création de l’artiste. Un tableau de grand format marque le début du parcours qui se poursuit dans les huit salles d’exposition du sous-sol : Floquet de neu, le gorille albinos (1999).

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« Ce gorille albinos que j’ai souvent peint était un gorille qui vivait au zoo de Barcelone.
 Je trouvais que sa cage ressemblait beaucoup à mon atelier. À l’intérieur, il y avait plein d’objets détournés, comme on en trouve dans les ateliers de peintres où les objets servent toujours à quelque chose d’autre que ce à quoi ils sont destinés. Et puis, voir un peintre, c’est un peu comme voir un singe dans un zoo : il agit bizarrement ou de manière imprévisible. C’est très sexuel aussi, comme dans mon atelier. J’y voyais beaucoup de points communs. Et puis il y avait cette idée de séparation des autres. C’est une image assez mélancolique. »

Dans l’atelier comme dans l’arène

Une sélection de peintures d’ateliers dévoilent différentes techniques abordées par Miquel Barceló : peinture mais aussi sculpture et céramique. L’image de l’atelier se fond ici avec celle de l’arène annonçant le thème de la tauromachie.
« J’ai fait, par exemple, un tableau qui représente plusieurs tableaux de tauromachies et des taureaux, dans lequel tout l’atelier devient comme une arène de tauromachie. Parce qu’à force d’empiler les tableaux au mur, et aussi dans les angles tellement il y en a, l’atelier commence à se structurer autour d’un espace vide central, comme une arène. Alors, tous les tableaux font comme le public, ou les burladeros, ces planches qui dans l’arène protègent le torero des taureaux. Les tableaux fonctionnent comme ça : tu peux te cacher derrière. J’aime bien cette image de l’atelier comme grand vide central, surtout parce que je travaille par terre. Et puis le tableau actif est celui qui est posé au mur. »

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Les volumes et les textures des tableaux soulignent l’aspect physique et matériel de la peinture qui prendra forme dans l’espace tridimensionnel de la sculpture et la céramique.

 

L’atelier de sculptures

Des plâtres, maquettes de sculptures à venir ou fragments laissés inachevés, sont posés sur une table située au centre de la salle. Cet ensemble évoque le processus de travail de Miquel Barceló dans son atelier en ville, lieux qu’il privilégie pour travailler ce matériau.
Une sélection de photographies, notamment de Brassaï, Dora Maar et André Villers, montrent les ateliers de Picasso et entourent la table de sculptures.

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Les rapports entre la sculpture et la peinture, l’intérêt pour l’assemblage et le bricolage ainsi que l’expérimentation directe sur les matériaux, sont quelques points de rencontre dévoilés par cette mise en regard des photographies des ateliers de Picasso et l’évocation de l’espace de travail de Miquel Barceló.

« Pour moi, le plâtre est l’art urbain : on l’utilise pour la construction, pour les maisons. Et l’argile, c’est beaucoup plus lié à la campagne, parce que les cuissons se font avec du feu, ça fait de la fumée. Je ne pourrais pas faire de céramique en ville : avec des fours électriques, ça ne marcherait jamais. C’est la grande différence entre le plâtre et l’argile. À Majorque, je ne fais jamais de plâtre. »

L’atelier de céramique

En 1994, Miquel Barceló découvre les techniques traditionnelles des potières Dogon au Mali où il séjourne pendant des longues périodes. Ensuite à Arta, chez un potier traditionnel majorquin, il commence sa production de céramiques et une exploration de la terre cuite qu’il développe jusqu’à présent.

À la fois sculpture, peinture et dessin la céramique relève un travail direct avec des éléments premiers : la terre, le feu et l’eau si chers aux recherches de l’artiste. Cette salle est consacrée à ses productions récentes : ensemble de vases au noir de fumée et groupe de céramiques polychromes. Deux masques en plâtre de Picasso introduisent une réflexion sur la figure de l’artiste et ses multiples visages et annoncent le Grand mur de têtes de la salle suivante

 

Le grand mur de têtes

Le mur est un élément qui apparaît fréquemment dans le travail de Miquel Barceló. Il se présente comme support ou comme frontière dans l’idée d’une peau perméable et vivante. Dans Paso doble, performance crée en 2006 avec le chorégraphe Josef Nadj, un mur en argile crue sert de toile sur laquelle l’action a lieu.

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Se déployant entre les trois piliers centraux de la salle, le mur, construit à base de briques en terre cuite, révèle une multiplicité de visages qui sont autant d’autoportraits de l’artiste. La brique, module de base utilisé pour la construction se métamorphose, sous ses mains en véritables figures uniques.

C’est entre 1948 et 1955 que Picasso s’installe à Vallauris et débute une importante production de céramiques. Son atelier était alors voisin de celui du céramiste Robert Picault qui a réalisé un magnifique reportage photographique témoignant du travail de Picasso. Un album de 240 photographies est présenté autour du mur, révélant des affinités formelles mais aussi un appétit commun pour l’expérimentation.

Tauromachies

Un tableau de grand format, visible depuis l’espace consacré aux céramiques, est présenté dans cette salle. Il est entouré d’autres peintures de plus petit format et d’une gravure. Ces oeuvres consacrés à l’arène et la corrida servent de métaphores à Miquel Barceló pour parler des aspects fondamentaux de son travail : le geste, la couleur, le mouvement.

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« Le plaisir et même la souffrance sont des principes fondamentaux de mon travail : ils sont liés à la couleur, au geste et au mouvement. La tauromachie en est la métaphore parfaite parce que, quand le taureau est mort et a été retiré, tu retrouves dans l’arène tous ces gestes : un vide central dans lequel tu peux lire tout ce qui s’est passé. »

Une œuvre en céramique et un carnet de dessin de Picasso rappellent la passion du maître andalou par la tauromachie et l’importance du thème dans son travail. Bien que la corrida soit un thème récurrent dans l’œuvre des deux artistes, leur point de vue ne se situe pas dans le même lieu de l’arène.

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« Pour Picasso, il s’agit essentiellement de représenter le combat taureau-cheval, l’opposition féminin-masculin, l’érotisme et la mort. Barceló, lui, s’intéresse à l’espace circulaire de l’arène, aux traces laissées dans le sable ; il assimile la corrida à une soupe, à un tourbillon vertigineux comme dans les récentes gravures où un taureau, de dos, regarde le centre vide et lumineux de l’arène. Cet espace est divisé entre ombre et soleil. Barceló passe ainsi constamment, dans son art, du blanc au noir, du soleil à l’ombre. »

 

 Autour du Grand Verre de terre

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Une vidéo du photographe et vidéaste Agustí Torres montre l’atelier de céramiques de Miquel Barceló à Vilafranca (Majorque) où il réalisa une première maquette du Grand verre de terre. Une version monumentale de cette installation est présentée dans l’allée Julien Cain de la BnF à l’occasion de cette double exposition.

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Fragments et maquettes pour la cathédrale de Palma de Majorque

En 2007 est inaugurée l’intervention de Miquel Barceló dans la Chapelle Saint Pere de la Cathédrale de Palma de Majorque. La décoration interne consiste en plus de 300 m2 de panneaux en argile dont quatre maquettes sont présentées dans cette salle, ainsi qu’un ensemble d’essais de couleurs dans le couloir attenant. Il s’agit de fragments de terre cuite qui dévoilent un paysage marin propre à l’univers de l’artiste et son île d’origine.

Ces éléments constitutifs de cette œuvre monumentale ont été modelés et cuits en Italie avec le céramiste Vicenzo Santoriello. Ils couvrent les murs à la façon d’une peau et
génèrent un réseau de fissures qui souligne le dialogue de l’œuvre avec l’architecture gothique.

Le travail sur cette énorme peau en céramique, qui a nécessité plus de 15 000 kilos d’argile pour sa réalisation, est conçu par Miquel Barceló comme une prolongation de sa peinture, vivante et organique.

 Les figures de l’artiste

Le parcours de l’exposition s’achève par une sculpture à trois visages intitulée Tres Llulls qui est aussi une image de l’artiste.

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« Ramon Llull est cet ancien philosophe de Majorque que j’ai aussi souvent utilisé comme image de la sagesse ou de l’alchimie, et qui rassemble l’amour et la raison. Il m’a toujours fasciné. […] C’est aussi Tiziano, Tintoretto, Michelangelo parce que je voulais faire une œuvre à partir du motif de la barbe. Je l’imaginais comme la coupole de Genève, tu vois, les stalactites qui seraient comme les barbes des peintres : celles de Manet et des autres. Des courtes et d’autres très longues. Je voulais réaliser un plafond de barbes de peintres pour faire une histoire de la peinture par les peintres. Ça tenait sur une seule grosse tête. J’aimais bien cette idée de trois. « 
Face à cette sculpture une œuvre sur toile bosselée évoque l’influence de l’art pariétal dans le travail de l’artiste ainsi que son goût pour le bestiaire préhistorique auquel il s’identifie de manière récurrente.

Jardin

Un ensemble de 14 sculptures en bronze prolonge l’exposition en salles et transforme le jardin du musée en une forêt zoomorphe exposée à la lumière du jour.

 

LEE UNGNO, l’homme des foules, Musée Cernuschi, juillet 2017

Lee Ungno (1904-1989) est l’un des peintres asiatiques les plus importants du XXe
siècle, à la croisée des chemins entre l’Extrême-Orient et l’Europe, le passé et le présent.
Son abandon, dans les années 1950, d’un art traditionnel pour des formes modernes et abstraites joue ainsi un rôle pionnier dans la fondation d’un art coréen contemporain. Son intégration ultérieure dans l’avant-garde parisienne aux côtés de Hartung, de Soulages ou de Zao Wou-ki, s’accompagne d’un enseignement de la peinture à l’encre qui inspire toute une génération  d’artistes. L’exploration des relations entre calligraphie et abstraction dans les années 1970 donne naissance à un thème emblématique de son œuvre : les Foules qui constituent le symbole de la démocratie naissante en Corée du Sud.
PARCOURS DE L’EXPOSITION
Sujet de la dynastie finissante des Yi (1392-1910), devenu étudiant au Japon pendant la période coloniale, artiste d’avant-garde après la guerre de Corée, prisonnier politique durant deux ans et demi sous la présidence de Park Chung-hee (1917-1979) et peintre militant pour la paix et la démocratie dans ses dernières années, Lee Ungno (1904-1989) incarne de larges pans de l’histoire de la Corée du Sud et de sa modernisation.
Son apport au renouvellement de la peinture à l’encre, après la partition de la péninsule en 1953, et son travail sur les Foules, perçu comme l’un des symboles de la transition démocratique, l’associent naturellement à deux moments clés du passé récent de son pays natal et justifient aujourd’hui son statut de représentant majeur du patrimoine artistique coréen.
En France, où il s’installe en décembre 1959, il devient l’un des membres d’une école de Paris jetant ses derniers feux, un artiste reconnu bénéficiant de multiples commandes publiques et un professeur passant pour l’une des figures les plus incontournables des échanges culturels entre l’Occident et l’Extrême-Orient au XXe siècle.
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Le musée Cernuschi a été l’un des compagnons de route de Lee Ungno. Vadime Elisseeff
(1918-2002), alors directeur de l’établissement, parraine en 1964 la fondation par l’artiste de l’Académie de peinture orientale de Paris, puis ouvre les portes du musée à Lee Ungno afin que ce dernier puisse y organiser ses cours et effectuer des démonstrations à destination du public. Au fil des manifestations, des expositions organisées en 1971 et en 1989, le musée Cernuschi constitue, grâce à la générosité du maître et de sa famille, le fonds d’œuvres consacré à ce peintre le plus important en dehors de la Corée. Cette collection, agrémentée de cinq prêts, permet aujourd’hui de présenter un panorama presque complet du travail à la fois varié et profondément cohérent de Lee Ungno, des années 1950 à sa mort en 1989.
  • Du peintre traditionnel à l’artiste contemporain

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Lee Ungno remporte ses premiers succès dès les années 1920-1930, grâce à la représentation de sujets classiques de la peinture lettrée. Toutefois, la domination des nouveaux modèles imposés par les autorités coloniales japonaises pousse Lee Ungno à parfaire son éducation dans l’archipel, à partir de 1937. Il s’y familiarise avec un vocabulaire occidental et avec la manière de l’intégrer dans des styles de peinture à l’encre. Après la libération de la Corée en 1945, Lee Ungno rompt avec ce travail japonisant pour dépeindre l’état réel de la société coréenne et manifester au moyen de couleurs vives et de traits de grosseur variée l’instabilité résultant des bouleversements politiques et sociaux. Cette verve volontiers caricaturale et gouailleuse autorise de multiples expérimentations.

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Pendant les années 1950, les sujets passent progressivement au second plan, Lee Ungno se consacrant à l’exploration des virtualités plastiques de l’encre et des couleurs, sous l’influence partielle de l’abstraction occidentale. Comme bon nombre d’artistes d’avant-garde, Lee Ungno décide de se confronter directement à cette dernière. En 1959, il séjourne en Allemagne de l’Ouest, où la découverte des reliefs et des matières des toiles occidentales contemporaines le conduit à prêter une attention accrue aux textures et à la matérialité de ses supports.
À partir de décembre 1959, il poursuit ces recherches en France, où il s’installe définitivement. Les collages que Lee Ungno expose dans la galerie Paul Facchetti en 1962 constituent à la fois le point d’aboutissement de près d’une décennie de travail et le manifeste de son intégration au sein de l’école de Paris
  • L’Académie de peinture orientale de Paris
La fondation par Lee Ungno de l’Académie de peinture orientale de Paris en 1964 doit, entre autres objectifs, répondre aux attentes des milieux artistiques occidentaux, alors fortement intéressés par les modèles asiatiques. Le comité de patronage de l’Académie réunit donc, sous la houlette de Vadime Elisseeff (1918-2002), directeur du musée Cernuschi, des acteurs de l’école de Paris, tels que Hans Hartung (1904-1989) et Pierre
Soulages (né en 1919), ainsi que des personnalités importantes du monde des arts asiatiques, comme les peintres Zhang Daqian (1899-1983), Zao Wou-ki (1920-2013) et Fujita Tsuguharu (1886-1968). L’originalité de cette école tient à la nature de l’enseignement dispensé.
Lee Ungno refuse explicitement la pratique de la copie et la transmission d’un vocabulaire formel spécifique à ses élèves. Il met l’accent sur la
maîtrise du trait et des outils du peintre, tandis que les préceptes esthétiques se limitent à des questions de composition et à l’instauration d’un dialogue avec la nature. Chaque élève est en effet encouragé à élaborer une expression personnelle et contemporaine fondée sur une vision subjective du monde physique.
Après le décès de Lee Ungno en 1989, sa veuve, la peintre Park In-kyung (née en 1926), leur fils, Lee Young-Sé (né en 1956), et d’anciennes disciples, Claire Kito (née en 1951) et Christine Dabadie-Fabreguettes (née en 1943), continuent à diffuser l’enseignement du maître et à former de nouveaux artistes. L’histoire de l’Académie devient ainsi peu à peu celle de la création d’un mouvement pictural franco-coréen, actif sur près de deux générations par-delà la mort de son fondateur.
  • Lee Ungno, calligraphe
L’identité des matériaux employés, encre et papier, et la proximité des compétences techniques nécessaires au maniement du pinceau en calligraphie et en peinture ont amené les peintres lettrés d’Extrême-Orient à affirmer une équivalence de ces deux disciplines et à les pratiquer de manière conjointe. Lee Ungno, artiste profondément enraciné dans la tradition picturale coréenne, appose régulièrement des inscriptions sur ses œuvres à l’encre sur papier et produit également de nombreuses calligraphies autonomes.
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Toutefois sa disposition à l’égard de l’écriture semble relever moins d’une culture littéraire, malgré quelques références à des textes classiques, que d’un attrait pour son potentiel plastique. Dès les années 1950, alors que Lee Ungno s’engage dans un va-et-vient entre la figuration et l’abstraction poursuivi jusqu’à la fin de sa carrière, il trouve dans les caractères chinois la source d’un répertoire de formes au statut ambigu, entre signe arbitraire, idéogramme et pictogramme en rapport visuel direct avec un référent naturel.
La calligraphie apparaît dès lors comme le moteur de son inventivité artistique. D’une part, les jeux sur la forme des caractères se multiplient. Lee Ungno emploie concurremment des écritures canoniques et des styles personnels qui privilégient les masses d’encre et l’expressivité au détriment de la lisibilité, tandis qu’il transforme d’autres caractères schématisés en simples éléments d’une composition picturale. D’autre part, les peintures elles-mêmes présentent une structure de colonnes verticales et certains motifs dérivés de la calligraphie.
  • Le peintre des bambous
Au long de toute sa carrière, Lee Ungno reste profondément fidèle à certaines valeurs esthétiques et morales de la peinture traditionnelle. Son attachement au thème des bambous, l’une des quatre plantes symbolisant les vertus du lettré, en est le témoignage le plus vibrant. A partir de 1924 et de son apprentissage auprès de Kim Gyujin (1868-1933), spécialiste de ce sujet, sa carrière est pendant une dizaine d’années presque intégralement consacrée à la représentation de cette plante, tandis qu’il signe ses œuvres
du pseudonyme Juksa, « le peintre » ou « le gentilhomme des bambous ».
Cette iconographie perd en importance dans son œuvre lors de son séjour au Japon (1937-1945) et en raison de l’abandon des modes traditionnels de figuration dans les années 1950. Les nombreuses démonstrations effectuées en Allemagne et en France pour un public occidental et la fondation de l’Académie de peinture orientale de Paris en 1964 revivifient ce sujet exemplaire, dont la symbolique du lettré vertueux en butte à l’arbitraire du pouvoir est de plus réactivée chez Lee Ungno prend tout son sens au moment de l’incarcération de Lee Ungno entre 1967 et 1969.
Après sa libération, Lee Ungno produit de nombreux Bambous dont le contexte de réalisation est parfois difficile à identifier. Les œuvres les plus personnelles se distinguent par la tension que génère, dans la répartition équilibrée des masses de feuillages, l’énergie expressive d’un trait dont la dimension calligraphique fait le lien entre les peintures des premières années et les Foules des années 1980, preuve que, comme l’indique Lee Ungno sur une peinture de 1975, « un cœur aimant les bambous est la source de l’art ».
  • Écrire l’abstraction

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L’exposition à la galerie Paul Facchetti en 1962 est, dans la carrière de Lee Ungno, à la fois une forme d’apogée, un tournant et une parenthèse, dont le principal mérite est d’affirmer la capacité de cet artiste à dialoguer de plain-pied avec la scène artistique internationale. La radicalité abstraite des collages et la rupture initiale avec les outils du peintre apparaissent en effet a posteriori comme une expérience sans lendemain immédiat, faute de pouvoir s’inscrire dans les cadres traditionnels qui structurent profondément son œuvre.Le remplacement des morceaux de pages de magazines déchirées par des bouts de papier colorés et encrés au pinceau est d’ailleurs une manière de réintroduire presque immédiatement dans cette production la pratique de la peinture. Petit à petit, cette dernière reprend ses droits et remplit des fonds dégagés par la raréfaction des collages, de plus en plus cantonnés au simple rôle d’animation ponctuelle de surfaces picturales bidimensionnelles, puis évacués.
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Les motifs qui ornent ces dernières œuvres rappellent les caractères chinois archaïques de l’époque Shang (XVIe- XIe siècle avant notre ère) retrouvés sur des os oraculaires ou sur des bronzes rituels. La structuration des compositions en lignes horizontales ou verticales ainsi que l’inversion du rapport entre positif et négatif, caractéristique de la technique de l’estampage employée en Extrême-Orient pour diffuser des modèles calligraphiques gravés dans la pierre, soulignent cette référence explicite au monde scriptural. L’écriture et la calligraphie deviennent dès lors pendant près de deux décennies l’un des sujets principaux du travail de Lee Ungno.
  • Du signe à la forme
L’incarcération de Lee Ungno entre 1967 et 1969 est un moment de mutation de son répertoire. Les caractères aux armatures filiformes employés auparavant commencent à prendre de l’épaisseur, tandis que leur profil n’est plus uniquement dérivé de modèles chinois, mais aussi des syllabes de l’écriture coréenne. Celles-ci sont décomposées en motifs autonomes réassemblés dans de nouvelles compositions, dont l’organisation récurrente en colonnes verticales souligne l’origine scripturale.
Dénommées « abstractions calligraphiques » par Lee Ungno, ces œuvres se caractérisent par la lisibilité des compositions et des formes, souvent réduites à des surfaces pleines traitées en aplat et en règle générale cernées d’un trait de contour épais. Cet intérêt porté à la ligne s’exprime également dans d’autres œuvres au moyen de jeux graphiques particulièrement décoratifs fondés sur le recours à des courbes et des volutes, parfois issues d’une observation attentive du monde naturel, et sur l’emploi de couleurs vives ou légèrement terreuses qui témoignent de l’intérêt marqué de Lee Ungno pour l’art d’Amérique latine.
Ce nouveau vocabulaire s’accompagne par ailleurs d’une multiplicité des expérimentations techniques, probablement renforcée par les contraintes rencontrées en prison dans l’exercice de son art. Collages de cordes et de papier voisinent ainsi avec des cartons grattés, des œuvres imprimées manuellement sur des matrices sculptées en bois et de simples encres sur papier.
  • Continuités et renouveau du paysage
De l’assimilation d’un style naturaliste et de la réinterprétation de courants artistiques japonais, entre 1937 et 1945, à la réduction progressive des formes à de simples lignes et taches pendant les années 1950, le paysage au sens large est l’un des domaines de prédilection des premières expérimentations modernistes de Lee Ungno. Son traitement apparaît ainsi comme l’une des étapes menant à la réalisation des collages du début des années 1960 et à la rupture avec la tradition de la peinture à l’encre.
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Lee Ungno ne cesse jamais de peindre des paysages selon des techniques et des modes relevant en partie de cette dernière. La fondation de l’Académie de peinture orientale de Paris  lui permet en effet de réinterpréter régulièrement des thèmes canoniques de la peinture coréenne, de nourrir son intérêt pour des sujets figuratifs et de garder l’habitude de travailler sur le motif. Le rôle de conservatoire de cette institution explique la continuité plastique évidente entre certains paysages créés tardivement en son sein et des œuvres réalisées en Corée près de trente ans auparavant.
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Il faut toutefois attendre le début des années 1980 pour que cette iconographie reprenne temporairement une place importante dans la production la plus personnelle de l’artiste. Fondées soit sur la simplification, l’allusion et l’emploi de lavis dépourvus de traits de contour, soit sur des jeux de lignes épaisses et volontiers décoratives, ces œuvres constituent une transition vers les travaux à l’encre monochrome sur papier réalisés dans les dernières années de la vie de Lee Ungno.
  • Sculpture et arts décoratifs
Lee Ungno exerce à partir de 1925 ses talents dans le domaine publicitaire. Peintre en lettres, concepteur et colleur d’affiches, il se familiarise avec la logique de la commande. Le travail sur des échelles et des surfaces variées, ainsi qu’avec l’obligation d’anticiper les adaptations des motifs esquissés sur le papier aux contraintes techniques et matérielles qui régissent leur transposition sur un support définitif.
Lorsque des entreprises et des institutions publiques françaises font appel à lui, Lee Ungno accorde donc naturellement ses sujets et son style aux goûts supposés de la clientèle, aux exigences des commanditaires et aux processus techniques de transfert de ses propositions sur d’autres matériaux. Il noue ainsi des relations fructueuses avec la manufacture de Sèvres, le Mobilier national, qui lui achète huit cartons de tapis et de tapisseries de 1972 à 1982, la Monnaie de Paris, Nobilis, pour qui il conçoit des papiers-peints en 1975, et Baccarat.
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La réalisation de plusieurs de ces modèles est facilitée par une pratique régulière de la sculpture depuis au moins 1964. L’expérience de la prison élargit de plus le champ créatif de Lee Ungno à un large éventail de matériaux, à l’assemblage et au collage d’éléments de récupération, à la transformation d’objets manufacturés ainsi qu’à de nouvelles techniques. Elle suscite ainsi un dialogue entre productions en deux et en trois dimensions et une diversification exponentielle des supports employés, qui révèle, derrière le peintre en apparence calme et réfléchi, un artiste mû par de puissantes pulsions créatrices.
  • Foules
Les abstractions calligraphiques des années 1970 sont peuplées de nombreuses figures humaines, plus ou moins aisément reconnaissables, qui prennent leur source dans les travaux effectués en prison entre 1967 et 1969. D’abord difficilement identifiables, leur forme se stabilise petit à petit sous les traits d’un pictogramme, liant en un unique motif, constitué de lignes perpendiculaires et sommé de cercles, plusieurs personnages vus
de front. Leurs silhouettes, dans un premier temps emprisonnées au sein d’une structure rigide et statique, s’animent progressivement, tandis qu’elles commencent à être individualisées et multipliées côte à côte dans des compositions systématiques. Leurs positions dynamiques et la répétition à l’identique de leurs mouvements évoquent des danses ou des activités collectives codifiées, mais témoignent aussi, par leur répartition dans l’espace selon un ordre strict, du goût de Lee Ungno pour la constitution et la dissémination homogène de modules plastiques sur la surface de ses supports.
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La répression brutale du soulèvement de Gwangju en 1980 change la nature et la portée de ce travail. Profondément marqué par cet événement, Lee Ungno commence alors à réaliser également de gigantesques foules, agglomérat de personnages dotés chacun de leur vie propre, qui représentent le cri du peuple face à cette brutalité, puis son énergie, sa capacité à s’unir et à réclamer la mise en œuvre d’idéaux progressistes. Lee Ungno devient ainsi le symbole de la résistance au totalitarisme et de l’accession, long- temps retardée, de la Corée du Sud à la démocratie.

David Hockney, Centre Pompidou

L’exposition célèbre les 80 ans de l’artiste. Avec plus de cent soixante peintures, photographies, gravures, installation vidéo, dessins, ouvrages… incluant les tableaux les plus célèbres de l’artiste tels les piscines, les double portraits ou encore les paysages monumentaux.., l’exposition restitue l’intégralité du parcours artistique de David Hockney jusqu’à ses œuvres les plus récentes.

Rares sont les artistes du 20e siècle à avoir adopté le programme d’Henri Matisse d’« un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité […] quelque chose d’analogue à un bon fauteuil […] ». Nombreux sont ceux qui, après Pablo Picasso, ont fait de leur art le champ d’une perpétuelle invention formelle. Plus nombreux encore sont ceux qui, après Marcel Duchamp, se sont voués à l’exploration de l’autodéfinition de l’art, ont dressé l’inventaire méthodique de ses composants matériels, ont sondé les raisons historiques, les consensus sociaux qui ont contribué à en forger la définition. L’exposition rétrospective que le Centre Pompidou consacre à l’œuvre de David Hockney célèbre un artiste qui n’aura cessé de remettre en cause son style et sa technique, de donner une forme aimable à ses recherches appliquées à l’histoire des images, aux technologies appliquées à leur réalisation.

« JE CROIS AU POUVOIR DE L’ART. […] JE CROIS ÉGALEMENT QUE L’ART PEUT CHANGER LE MONDE. »

David Hockney, Ma Façon de voir, ed. Thames & Hudson, 1995

L’exposition s’attache particulièrement à l’intérêt de l’artiste pour les outils techniques de reproduction et de production moderne des images. Animé par un désir constant de large diffusion de son art, Hockney a, tour à tour, adopté la photographie, le fax, l’ordinateur, les imprimantes et plus récemment l’I Pad : « la création artistique est un acte de partage ».

L’exposition s’ouvre avec les œuvres de jeunesse, réalisées par Hockney à l’école d’art de sa ville natale de Bradford. Images d’une Angleterre industrieuse, elles témoignent de l’empreinte sur le jeune peintre du réalisme âpre, prôné par ses professeurs adeptes du réalisme social du mouvement du Kitchen sink.

De l’école d’art de Bradford au Royal College of Art de Londres, Hockney découvre, assimile la traduction anglaise de l’expressionisme abstrait élaborée par Alan Davie.

De l’œuvre de Jean Dubuffet, il retient une stylistique (celle du graffiti, de l’art naïf..;) qui satisfait son projet de produire un art éloquent et socialement, universellement accessible.

Chez Francis Bacon, il puise l’audace d’une expression qui aborde explicitement la question de l’homosexualité. Hockney réalise une première série d’œuvres non figuratives. La rage d’expression dont témoignent ses Propaganda Paintings, pro végétarisme d’abord, puis, plus durablement en faveur de l’homosexualité, ont toutefois raison de son éphémère conversion à l’abstraction.

Sa découverte de l’œuvre de Picasso achève de le persuader qu’un artiste ne saurait se limiter à un style donné. Il intitule une de ses premières expositions : Démonstration de versatilité.

En effet la rétrospective Picasso présentée à Londres à l’été 1960 marque profondément David Hockney : « Il pouvait maîtriser tous les styles, toutes les techniques. La leçon que j’en tire c’est que l’on doit les utiliser tous ». Il sort de l’exposition convaincu que styles, écoles picturales, et autres formalismes ne seront pour lui que les éléments d’un vocabulaire plastique au service de son expression subjective. Pour témoigner de son éclectisme stylistique pleinement revendiqué, il regroupe quatre tableaux qu’il présente dans l’exposition « Young Contemporaries » de 1961 sous le titre Demonstrations of Versatility. Le pop art (Jasper Johns), la peinture abstraite « color field » (Morris Louis), la figuration expressionniste (Francis Bacon), la renaissance siennoise (Duccio di Buoninsegna) sont convoqués dans une série de tableaux qui prennent la forme de collages de styles.

David Hockney, plein du fantasme d’une Californie hédoniste et sexuellement tolérante,   devient l’imagier d’une Californie hédoniste et solaire. Hockney effectue en 1964 son premier séjour à Los Angeles. Pour répondre à la netteté, à l’intensité de la lumière californienne, il adopte la peinture acrylique qui lui permet de produire une image intense, précise, presque immatérielle. Outre les images qu’il transpose des revues gay, il multiplie les études photographiques pour de nouvelles compositions, dont certaines adoptent la marge blanche des photos polaroïds et des cartes postales. Poursuivant son dialogue avec les formes et écoles stylistiques contemporaines, Hockney donne au scintillement lumineux de ses piscines les formes de L’Hourloupe de Jean Dubuffet, transforme leur surface en « champ coloré » (« color field painting ») de Mark Rothko ou de Barnett Newman. « La forme et le contenu sont en fait une même chose… Et si l’on tend vers un extrême, ce que l’on trouve, je pense, est un formalisme sec et aride qui, personnellement, me paraît ennuyeux. À l’autre extrême, on trouve une illustration banale qui est tout aussi ennuyeuse. »

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Son Bigger Splash (1967) accède au statut d’icône. Hockney met en chantier ses grands doubles portraits par lesquels il exalte le réalisme, la vision perspectiviste empruntés à la photographie qu’il pratique alors de façon assidue.

Aux Etats-Unis, où il réside de façon désormais permanente, David Hockney est confronté à la prééminence critique du formalisme abstrait (Art minimaliste, Stain color field..;). Aux grilles du Minimalisme, il répond par la peinture de façades de building, ou de gazons taillés au cordeau. Il traduit la peinture du « stain color field » (une peinture qui procède à l’imprégnation de la toile par une couleur considérablement diluée), dans une série d’œuvres sur papier illustrant l’eau d’une piscine soumise à un éclairage diurne et nocturne.

 Parallèlement au développement de sa pratique personnelle de la photographie, Hockney flirte avec le photoréalisme. En 1968, il se lance dans une série de grands doubles portraits. Edward Hopper, Balthus, Vermeer hantent ces compositions.

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Looking at Pictures on a Screen, qu’il peint en 1977, rend compte de la permanence de son intérêt pour la question de la reproduction mécanisée des images, pour leur diffusion par les médias de masse. Henry Geldzahler, spécialiste d’art contemporain, y est représenté observant quatre cartes postales de la National Gallery punaisées sur un paravent : œuvres de Johannes Vermeer, de Piero della Francesca, de Vincent Van Gogh et d’Edgar Degas. « Si un tableau est vraiment magnifique, une reproduction, même de mauvaise qualité, restitue une bonne part de sa magie. Il est difficile de définir de quoi il s’agit, et c’est la raison pour laquelle le mot ‹ magie › est approprié. » Au milieu des années 1960, David Hockney distingue les deux tendances stylistiques de ses peintures récentes : celle marquée par un souci d’expérimentation formelle (« Technical Pictures »), celle attachée au contenu narratif (« Extremely Dramatic Pictures »).

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En 1975, une commande de costumes et de décor pour The Rake’s Progress d’Igor Stravinsky ramène Hockney vers le théâtre et ses jeux d’illusions. Après la phase naturaliste des doubles portraits, son interprétation d’une gravure du 18e siècle lui ouvre littéralement de nouveaux horizons. Se replongeant dans l’œuvre de William Hogarth, il découvre le frontispice conçu par le peintre pour un traité de perspective. Kerby (nom de l’éditeur de l’ouvrage) devient le titre d’un tableau qui accumule à dessein les aberrations perspectivistes.

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Les décors et costumes que conçoit David Hockney pour l’opéra l’éloignent d’un réalisme photographique dont il a conscience d’avoir épuisé les ressources. Renonçant à la perspective classique induite par l’appareil photographique (la vision du « cyclope immobile » dira bientôt Hockney ), le peintre expérimente différents types de constructions spatiales.

Dès les années 1980, David Hockney s’empare des nouveaux outils infographiques disponibles avec lesquels il conçoit un nouveau type d’images. Après les ordinateurs et les tablettes graphiques, viennent le smartphone puis l’I Pad qui lui permettent de réaliser des images graduellement plus sophistiquées qu’il fait circuler par le web dans ses cercles amicaux.

Au début des années 1980, l’intérêt qu’Alain Sayag, conservateur au Centre Pompidou, porte aux clichés que réalise Hockney depuis les années 1960 conduit l’artiste à renouer avec la pratique photographique. Picasso, une fois encore, se trouve au cœur des réflexions plastiques qu’il engage. Reconsidérant le cubisme, il juxtapose ses clichés photographiques comme autant de points de vue différents. Sa réflexion appliquée à la vision cubiste se nourrit de ses lectures d’Henri Bergson – penseur de la « durée » –, d’ouvrages de vulgarisation de la physique moderne, celle des théories de la relativité qui imbriquent l’espace et le temps. Ses nouvelles peintures s’émancipent des lois de la perspective. S’inspirant des rouleaux de la peinture chinoise, Hockney consigne dans ses intérieurs ou ses paysages les impressions d’un spectateur en mouvement. Muni d’un appareil Polaroïd, il assemble ses « joiners » : images multiples recomposant une figure.

Systématisant cette vision « polyfocale », il compose Perblossom Highway, somme de plus d’une centaine de photographies qui sont autant de points de vue différents.

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A la recherche de nouveaux principes pour une évocation picturale de l’espace, Hockney s’inspire des rouleaux de peinture chinois qui enregistrent la perception visuelle d’un spectateur en mouvement. Combiné avec les points de vue multiples de l’espace cubiste, la cinématique chinoise lui permet de concevoir Nichols Canyon qui relate son parcours en automobile de la ville de Los Angeles à son atelier sur les collines.

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 » J’ai pris une grande toile, et j’ai tracé au milieu une ligne courbe, censée représenter la route. Habitant sur ces collines et travaillant à l’atelier, il m’arrivait d’emprunter cette route trois ou quatre fois par jour J’ai fini par ressentir ces lignes courbes.  »

« Ressentir  » un paysage se déroulant de façon tortueuse entre deux lieux intimes, voilà qui fait de Nichols Canyon quelque chose comme l’anti Santa Monica Boulevard. En 1979, Hockney s’est essayé à réaliser une grande composition consacrée au paysage urbain de Los Angeles. Son ambition était alors de rendre compte de la singularité d’une ville, conçue pour être appréhendée depuis une voiture en mouvement. Long bandeau de six mètres de long, Santa Monica Boulevard, malgré six mois de travail, est une oeuvre inachevée.

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Comment Hockney pourrait-il peindre un chemin qui ne mène nulle part, une route dont la rectitude n’offre le prétexte à aucune sensation physique? Nichols Canyon répond à l’échec de Santa Monica Boulevard. En plus de quelques coups de volant, leur chromatisme oppose les deux oeuvres. D’une route à l’autre, Hockney a fait escale sur les rives de la Méditerranée. À Londres, pendant l’été 1979, il conçoit les costumes et les décors pour un  » triptyque français  » prévu au Metropolitain Opera de New York (Parade d’Érik Satie, Les Mamelles de Tirésias de Francis Poulenc et L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel). La préparation de Parade plonge Hockney au coeur d’un art français balisé par les oeuvres de Picasso, Matisse et Dufy. Picasso, en 1917, avait conçu les décors de l’oeuvre de Satie. Dufy avait peint, en 1930, des ports qui semblaient être faits pour servir de cadre aux Mamelles imaginées par Apollinaire. Matisse, depuis 1979, était d’actualité pour l’art de David Hockney; une série de lithographies de Celia et Ann rendait hommage au trait du maître de Cimiez. Le portrait de Divine rappelait le luxe chromatique de Figure décorative sur un fond ornemental (1925-1926).

La liberté technique propre à Picasso, le chromatisme de Matisse, la touche allusive et virtuose de Dufy donnent au Nichols Canyon une saveur française et méridionale. L’oeuvre anticipe, annonce le projet d’un art de maturité qui vise à concilier l’exigence conceptuelle et l’attachement à un art du plaisir et de la sensualité. Produit de la mémoire, Nichols Canyon procède à une synthèse formelle et chromatique. Physique et sentimental, il évoque les mouvements ressentis sur une route entre deux lieux également familiers. Quel que puisse être son aboutissement, Nichols Canyon n’est pourtant qu’une étape. À peine achevé, Hockney met en chantier Mulholland Drive: the Road to the Studio qui en est à la fois son prolongement direct et son extrapolation. Sur un format de plus de six mètres, se déroule, une fois encore, la route sinueuse et familière. Multipliant les angles de vue, rabattant les plans, Mulholland Drive... est le premier paysage de l’histoire de l’art peint par un automobiliste cubiste, fauve et chinois, qui aurait lu Gilpin.

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Le retour de David Hockney aux paysages du Yorkshire de son enfance, en 2004, est le moment où sa curiosité pour les technologies modernes de l’image trouve un accomplissement artistique.

En 2006, désireux de peindre sur le motif des œuvres de plus en plus monumentales, Hockney recourt à une simulation infographique pour réaliser son Bigger Trees Near Warter (2007), une œuvre de 4,57 par 12,19 mètres.

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Seul l’outil informatique lui permet d’assembler pendant leur réalisation les cinquante toiles qui composent l’œuvre. Développant un intérêt pour les palettes graphiques sur ordinateur puis pour celles des téléphones portables, Hockney s’empare ensuite de l’iPad pour produire plusieurs centaines d’images dont la sophistication rend graduellement compte de sa maîtrise du nouvel outil. Appliquant à l’image en mouvement les expérimentations initiées avec ses collages d’images photographiques au début de la décennie 1980, Hockney conçoit la monumentale installation des Quatre Saisons composée d’images multi-écrans résultant de l’enregistrement simultané de micro-caméras.

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Exploitant le potentiel d’enregistrement des étapes de réalisation de ses images iPad, Hockney expose aujourd’hui son processus créatif dans une série d’images où se concilient le « mystère » de Picasso, la revendication des étapes de réalisation des œuvres de Matisse, l’autopsie du processus créatif chère à Marcel Duchamp.

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Didier Ottinger, in Code Couleur, n°28, mai-août 2017, pp. 34-41